Günter Grass ne savait pas faire du vélo…
La guerre, c’est sale et affreux1. Le grand écrivain allemand Günter Grass (1927-2015) l’a intimement vécue à l’adolescence au moment où la défaite militaire de l’Allemagne nazie n’était plus qu’une question de temps. D’ailleurs, son expérience de la Jeunesse hitlérienne et de la Seconde Guerre mondiale a nourri l’œuvre romanesque qui l’a rendu célèbre, sa Trilogie de Dantzig. Il a attendu d’avoir près de quatre-vingt ans pour proposer un texte qu’on peut considérer comme des mémoires. Pelures d’oignon a été publié en Allemagne en 2006. C’est dans les pages de ce livre que le public a appris que le futur écrivain avait fini la guerre dans une unité de la Waffen-SS, ce qui a fait grand bruit dans son pays et au-delà2. On y apprend aussi – c’est ce qui justifie la publication de ce billet – que Günter Grass ne savait pas faire du vélo… et que ça lui a sauvé la vie.
Parmi les Pelures d’oignon
Les extraits que je cite ici figurent dans les pages 124 à 127 de l’édition brochée du Seuil parue en 20073.
Pour le contexte, précisons simplement que le jeune Günter a été intégré dans la 10e division SS « Frundsberg » comme simple simple assistant de batterie et que la bataille de Berlin fait rage. Les troupes soviétiques progressent sans discontinuer et les unités allemandes sont disloquées. La scène décrite a lieu quelque part en Lusace.
La première occasion de crever sous le feu des mitrailleuses ou d’être fait prisonnier pour apprendre ensuite l’art de survivre en Sibérie me fut donnée quand un groupe isolé de six ou sept hommes, commandé par un adjudant, fit une tentative pour sortir de la cave d’une maison à un étage. La maison était située dans la partie que les Russes occupaient dans un village où l’on combattait encore.
Ce petit groupe est derrière les lignes russes. Leur chef provisoire estime rapidement qu’il est avisé d’aller de l’autre côté de la rue rejoindre d’autres soldats.
On ne trouva rien à manger sur les étagères. Mais le propriétaire de la maison, qui avait visiblement fui à temps, devait être un marchand de vélos qui avait mis à l’abri et caché dans sa cave une marchandise très demandée : dans des chassis de bois, la roue avant vers le haut, étaient suspendus un nombre suffisant de vélos qui avaient tous l’air d’être en état de marche et dont les pneus étaients gonflés – ils demandaient en tout cas à être utilisés.
Le chef du petit groupe intime à chacun de s’emparer d’une bicyclette et de filer vite en face.
Il a probablement pris pour une mauvaise plaisanterie mon objection : « Mon adjudant, j’sais malheureusement pas monter à vélo. » Je n’avais pas le temps de dévoiler les raisons profondes de ma honteuse incapacité et de m’excuser par exemple en ces termes : « Ma mère, qui tient une épicerie à peine rentable, a malheureusement toujours été trop juste pour m’acheter un vélo neuf ou usagé, de sorte que l’occasion ne s’est pas trouvée d’apprendre à temps l’art parfois salvateur du cyclisme… »
L’adjudant confie une mitrailleuse au jeune Günter à qui échoit la mission de couvrir leur fuite. Il promet de revenir le chercher plus tard.
[…] à peine les cinq ou six hommes étaient-ils sortis de la cave puis, avec leurs vélos parmi lesquels se trouvaient aussi des bicyclettes de dame, par la porte extérieure de la maison, qu’au milieu de la rue du village, ils furent fauchés par des tirs de mitrailleuse, venus je ne sais d’où, de ce côté, de l’autre, ou des deux à la fois.
Je veux avoir vu un entassement gigoter, puis seulement tressaillir. Quelqu’un – l’adjudant long comme un jour sans pain ? – fit le poirier en tombant. Puis plus rien ne bougea. Je vis tout au plus une roue avant qui dépassait du tas et continuait à tourner, à tourner.
Mais il est également possible que cette description du massacre ne soit qu’une image venue après coup et simplement mise en scène, parce que, avant même le mitraillage définitif, j’avais quitté mon poste au soupirail et je ne voyais plus rien, je ne voulais plus rien voir.
Le jeune Günter quitte la maison par le jardin de derrière et quitte le village. Il ne tarde pas à croiser une colonne de l’armée allemande dont il rejoint aussitôt les rangs.
Je sais, cela ne paraît guère crédible et ne sent que trop le tissu de mensonges. Mais la véracité du noyau de cette histoire est accrédité par le fait que des dizaines d’années plus tard encore, chaque fois que mes fils et mes filles ont voulu convaincre leur père d’apprendre la technique enfantine du vélo, sur un chemin de forêt et en l’absence de spectateurs, je me suis refusé à faire plus d’une tentative. […] on voyait chuter le fils d’une mère qui sans se douter de rien, mais lui sauvant ainsi la vie, avait toujours eu des moyens insuffisants pour lui acheter ce qu’elle appelait péjorativement un « âne en fil de fer ».
Seule mon Ute réussit au début des années quatre-vingt, à une époque où, estimait-elle, je ne bougeais pas assez, à me faire donner la preuve de mon courage en m’installant comme second sur un tandem hollandais : elle était à l’avant et tenait le guidon ; moi, assis derrière, je savourais la vue de ses cheveux frisés qui flottaient au vent de la course4. Dans cette sécurité, mes pensées pouvaient vagabonder sans être mises en péril par des décisions trop rapides.
En guise de chute
Longtemps après la fin de la guerre, Günter Grass s’est installé près de Lübeck avec sa dernière femme, la fameuse Ute dont il est question dans le dernier extrait. C’est donc dans cette ville qu’on trouve un musée consacré à son œuvre littéraire, picturale et sculpturale. On peut constater que devant l’entrée du lieu, la moitié de la chaussée est occupée par des arceaux vélo5 :
Crédit photo de couverture : Fotograaf Onbekend / Anefo, CC0, via Wikimedia Commons
Notes
- Pour la situation actuelle, voir par exemple ce tweet d’un ancien diplomate français.
- Pour le contexte, les enjeux et d’autres considérations savantes sur la chose, je renvoie à cet article détaillé accessible en ligne : Serrier Thomas, « Günter Grass et la Waffen-SS. La mémoire maudite d’un prix Nobel allemand », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2007/2 (no 94), p. 87-100. DOI : 10.3917/ving.094.0087. URL : https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2007-2-page-87.htm
- Aussi improbable que cela puisse paraître j’ai récupéré le livre dans la bibliothèque à dons d’une galerie commerciale…
- On trouve dans les entrailles du web deux photos permettant de visualiser cette scène : ici et là.
- L’angle de prise de vue de la photo peut faire croire que les arceaux occupent toute la largeur de la façade, mais une autre photo prise d’en face montre que ce n’est pas le cas.
J’espère que votre article de découragera personne d’apprendre à faire du vélo ;o)
J’ai particulièrement aimé la périphrase « l’âne en fil de fer » utilisée par la mère de G Grass, même si c’était péjoratif. Un vélo peut en effet permettre de transporter beaucoup de chose depuis longtemps, comme l’armée française l’a appris à ses dépens à Dien Bien Phû (comme c’est raconté dans l' »Art Français de la Guerre », que je cite ici : Le vélo sous-estimé). Les vélos-cargos d’aujourd’hui ne sont qu’une (belle) redécouverte.
Merci beaucoup pour le lien.
Sachant que le terme « Drahtesel » est très courant en Allemand. Il pourrait en quelque sorte s’opposer au mot « Stahlross », le « destrier d’acier ». Peut-être est-ce lié à la popularisation du vélo, au début un passe temps aristocrate avant de devenir un véhicule de masse.
Quelqu’un a rebondi sur Twitter (mes lecteurs sont les meilleurs) :