De l’enfer des transports franciliens aujourd’hui à l’impasse des métropoles hypermobiles demain — par Sébastien Marrec

Alors que le métro parisien a connu un accident marquant le 14 juin dernier sur la ligne 4, où une rame de métro s’est arrêtée – bloquant pendant plusieurs heures l’ensemble du trafic de la ligne et des centaines de passagers1 – les controverses sur l’efficacité des transports publics franciliens se sont multipliés ces derniers mois. D’autant plus que les Jeux Olympiques, qui doivent attirer 7 millions de visiteurs en deux semaines, débutent dans un peu plus d’un an et apparaissent comme un moment à haut risque pour les transports franciliens. Entre pénurie de main-d’oeuvre, manque d’investissement, saturation et détérioration de la qualité des services, un nombre croissant d’usagers mécontents se tournent vers d’autres solutions de mobilité, et particulièrement vers le vélo. Le phénomène est loin d’être perçu positivement par les médias, qui peinent à analyser avec lucidité les faiblesses structurelles de l’aménagement et des transports franciliens. L’occasion de mettre en ligne un texte originellement publié sur LinkedIn par Sébastien Marrec fin 2022 en réaction à un éditorial télévisé du journaliste Patrick Cohen.
Texte à peine modifié par ses soins. Les sources et liens sont de mon fait.

Après le système hospitalier, le système scolaire, le système énergétique, voici que le système de transports franciliens se dégrade à grande vitesse depuis 2022. Métros surchargés à la fréquence espacée, RER subissant des pannes d’exploitation à répétition, bus en voie de disparition, stationnement payant des deux-roues motorisés dans Paris, augmentation du prix du pass Navigo : les Franciliens se bousculent sur les quais de la crise de nerfs. Du pain béni pour les journalistes, qui s’intéressent généralement au sort des transports lorsqu’ils sont franciliens et qu’ils… s’immobilisent. Dans un éditorial pour l’émission C à vous sur France 5, très partagé sur les réseaux sociaux il y a six mois, Patrick Cohen avait aligné reproches, accusations et… poncifs : les chantiers et travaux ne sont pas coordonnés et la pagaille est « voulue » par la mairie de Paris, la circulation motorisée serait restreinte à l’extrême (si vous êtes de cet avis, vous n’avez pas tenté de conduire à Amsterdam !), le prix du stationnement des deux-roues motorisés serait prohibitif, il n’y aurait évidemment pas d’autres alternatives que les modes motorisés individuels et les transports en commun (ce qui conduirait les banlieusards à s’entasser fatalement dans ces derniers)… La marche, premier mode de déplacement en Île-de-France (40% de part modale2), n’est mentionnée qu’indirectement dans cet édito sous forme de réquisitoire, à travers les passages piétons bloqués. « C’est le vélo ou rien » avait conclu Patrick Cohen dans une moue amère, n’osant pas évoquer une tiers-mondisation honteuse – mais n’en pensant pas moins, le vélo n’ayant visiblement aucune vocation à être un mode de déplacement démocratique et inclusif.

Cet éditorial est éclairant à plus d’un titre. L’essentiel, c’est-à-dire les faiblesses structurelles de l’aménagement et des transports franciliens, est écarté une nouvelle fois de cette « analyse ». Fonder la santé économique de la région capitale et la santé mentale de ses habitants – en disant cela, on n’est jamais loin d’évoquer le destin du pays ! – sur la dépendance à la voiture (surtout en grande couronne) et les transports en commun (surtout à Paris et en petite couronne) dans une région fortement déséquilibrée et inégalitaire n’a rien de résilient. S’il avait été décidé, il y a dix ans – alors que la saturation des transports en commun sévissait déjà et que les ventes de vélos à assistance électrique émergeaient –, de couvrir l’Île-de-France d’un vaste réseau cyclable (type RER V) et de consignes vélo sécurisées de grande capacité (dont la présentatrice Anne-Elisabeth Lemoine découvrait l’existence et l’intérêt lors de la même émission, fin 2022 !), la pagaille aurait pu être limitée. 

En effet, outre la marche, les transports en commun et la voiture, la mobilité francilienne reposerait aujourd’hui dans cette hypothèse sur une quatrième jambe, indispensable à la stabilité d’un tel système : le vélo. Comme dans plusieurs régions-capitales européennes, en fait, où le vélo est utilisé jusqu’à quinze fois plus qu’en Île-de-France, ou même, pour prendre un exemple national, comme à Strasbourg (cinq fois plus3). Or, les promoteurs de la petite reine ont perdu de précieuses années à plaider leur cause dans le désert. Nombre de décideurs sont restés indifférents, les forts nombreux plans adoptés dès les années 1990 dans les tiroirs, et les initiatives souvent superficielles et isolées.

Ce n’est pas tout. Le tournant des mobilités risque de se faire attendre longtemps au vu des lacunes et des lenteurs de la gouvernance des politiques en faveur du vélo entre les différents niveaux de collectivités et de la faiblesse des investissements, à l’exception de Paris et de quelques communes de première couronne – dont l’engagement à renverser la hiérarchie de modes et l’inertie de la voirie est rarement salué. Mais les déplacements ne se limitent pas à l’échelle communale. Résultat : pour le moment, beaucoup de Franciliens, pour de multiples raisons, à commencer par l’absence d’un réseau cyclable sûr et confortable, sont empêchés de tester le vélo pour leurs déplacements. S’il y a 350 vélos pour 1000 Franciliens (soit 3,7 millions de vélos au total dans la région !), sa part modale dépasse à peine 2 %. Il faut prendre la peine de s’arrêter sur ce fait déconcertant : pour améliorer leur quotidien, les Franciliens qui, de guerre lasse, veulent déménager d’une région subie plutôt que désirée sont infiniment plus nombreux que ceux qui envisagent de se mettre en selle dans les conditions actuelles (médiocres). D’après le Forum Vies Mobiles, un Francilien sur trois (quatre millions environ, donc) aimerait en effet quitter l’Ile-de-France, et ce n’est certainement pas pour aller dans une autre métropole : 81 % souhaitent s’installer dans des villes petites, moyennes ou en milieu rural4.

L’éditorial de Patrick Cohen ne s’attarde pas non plus sur les limites intrinsèques aux réseaux de mass transit, dont l’expérience a pourtant montré le coût exorbitant. Leur modèle économique est sensible aussi bien aux fluctuations des prix de l’énergie qu’aux crises diverses, des attentats aux crises sanitaires en passant par les grèves. Inutile de s’enthousiasmer outre mesure sur la perspective de RER métropolitains, d’autant plus qu’il ne s’agit que d’effets d’annonces et que les conducteurs de train comme le matériel roulant manquent à l’appel. Le gouvernement actuel a fait savoir depuis longtemps sa préférence pour entretenir la dépendance à la voiture. Les trois milliards d’euros que proposait la NUPES pour investir dans le réseau ferroviaire ont été refusés dans la dernière loi de finances5. Loin des métropoles, la plupart des petites lignes capillaires qui desservent d’innombrables villes petites et moyennes du territoire français risquent non seulement de ne pas connaître d’amélioration de leurs services mais bien la fermeture pure et simple d’ici la fin de la décennie ! Si des investissements sont finalement consentis dans les RER métropolitains, qui peut croire que cela ne se fera pas forcément au prix d’un abandon accéléré du reste du réseau ferré national hors LGV ? Et qui peut défendre que la plupart de ces RER ne seront pas encore à l’état de projet en 2030, alors que plusieurs réseaux cyclables à haut niveau de service – solution économique de report modal et de décarbonation des mobilités – seront déjà sortis de terre à la même date… À Strasbourg, Grenoble, Lyon et Rennes, ces longues pistes continues, confortables, sécurisées ont pris forme ces dernières années, parfois appelées REV (réseaux express vélo) et dotées d’un jalonnement et d’une identité spécifiques.

Dans les médias, les RER, limités aux dix plus grandes métropoles, suscitent passions et spéculations, alors que les REV, qui peuvent changer le quotidien d’habitants d’agglomérations de toutes tailles à plus court terme, font à peine parler d’eux. Aucune chance que le président de la République en fasse une annonce clé dans sa prochaine vidéo Youtube, même s’il lui arrive de citer la création de nombreuses pistes cyclables dans son bilan en faveur de l’écologie ! Cette différence de traitement laisse à penser que l’optique d’un long déplacement dans une rame surchargée à l’heure de pointe apparaît décidément plus sondable et plausible que quelques kilomètres parcourus à vélo pour se rendre au travail en traversant plusieurs communes, y compris en complémentarité des transports publics ! À croire que la mobilité éprouvante est plus légitime qu’une mobilité active et sobre, propulsée à la force humaine, en contact avec l’environnement. 

Les problèmes chroniques du système de mobilité francilien devraient pourtant soulever bien davantage de réflexions sur l’idéologie qui sous-tend cet aménagement du territoire, surtout après une crise sanitaire inédite. Vivre et travailler dans la proximité, télétravailler une partie de la semaine (pour ceux qui peuvent), privilégier les modes actifs ne sont pas de vains concepts pour gloser. Ils constituent des principes clés de l’aménagement à échelle humaine et écologique, seul à même de permettre l’équilibre des territoires. La métropolisation – cette concentration croissante des activités économiques, des emplois et de la population dans les grandes agglomérations – accroît en effet les nuisances socio-environnementales, la ségrégation spatiale, les déséquilibres territoriaux avec la course à l’attractivité des métropoles et les sous-investissements sur de large pans du territoire. Elle renforce le sentiment de relégation de la population non métropolitaine – avec les conséquences électorales que l’on connaît. Alors que près des deux-tiers des richesses sont produites sur 5% du territoire occupé par 27 % de la population, vingt départements ont perdu des habitants chaque année entre 2013 et 20196 ! Aux villes industrielles en décroissance démographique depuis les années 1970-1980, s’ajoutent aujourd’hui des villes situées aux limites des zones d’influence des grandes métropoles, qui voient leur population s’éparpiller dans l’environnement rural immédiat. Ces villes sont pourtant appelées à jouer un rôle clé dans la cohésion du système territorial, en opérant des solidarités et des coopérations entre les métropoles et les territoires peu denses.

Dans un cadre de plus en plus incertain et contraint, marqué par des chocs qui se superposent plus qu’ils ne se succèdent, multiplier des technostructures complexes de mobilités engendrera toujours davantage de risques. Dépendantes d’énergie et de moyens financiers et humains, sensibles au moindre dysfonctionnement, elles poseront plus de problèmes qu’elles n’en résoudront, quand bien même des experts assurent que leur extension – c’est-à-dire rien de moins qu’une complexification supplémentaire – est absolument nécessaire à la vitalité économique d’un grande puissance mondiale. Et que la technostructure francilienne a évidemment vocation à être reproduite en province pour développer des « petits Paris » destinés à attirer les cadres supérieurs entre deux morceaux de déserts français (languedocien, aquitain, armoricain, bourguignon, poitevin…), loin des chapelets équilibrés de villes moyennes allemandes ou italiennes. Comme si les Français rêvaient de la fameuse « affirmation des métropoles » (affirmation vaut mieux qu’arrogance !), de la centralisation régionale à outrance, de la surdensification urbaine, de la spéculation immobilière, de la gentrification et du stress des interconnexions quotidiennes incertaines. Comme s’ils aspiraient à parcourir plus de distance, accélérer leurs modes de vie pour revivre un peu de l’enfer aliénant francilien, exporté à échelle réduite… dans des métropoles hypermobiles.


Crédit photo de couverture : Ruben, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

Notes

  1. « Paris : incident « exceptionnel » sur la ligne 4 du métro, des usagers bloqués plus d’1h30 », Le Parisien, 14 juin 2023.
  2. « Évolution des mobilités dans le Grand Paris. Tendances historiques, évolutions en cours et émergentes », Apur, 29 novembre 2021.
  3. 11 % de part modale vélo dans la métropole strasbourgeoise, cf. Frédéric Héran, « Strasbourg, un exemple de ville cyclable », 27 septembre 2021.
  4. « Un Francilien sur trois aimerait quitter l’Ile-de-France (et non, pas plus que ça) », 20 minutes, 25 mai 2021.
  5. « 3 milliards d’euros pour nos trains passés à la trappe par 49.3 », La France insoumise, 8 novembre 2022.
  6. Chantal Brutel, « La dégradation du solde naturel affaiblit le dynamisme démographique entre 2013 et 2019 », Insee focus, 29 décembre 2021.

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2 réponses

  1. Abandon dit :

    Très bon article.
    J’aimerai néanmoins revenir sur un point qui semble faire concensus sur la non-adoption des vélos. En particulier, que la 1ère raison que les gens n’adoptent pas le vélo serait le manque de structures adaptées. Cet élément ressort des sondages sur la question, mais je les trouve complètement biaisés car ils ne semblent pas du tout prendre en compte la paresse humaine ni la réalité sociale.

    À mon avis, la facilité qu’offre la voiture justifie largement ce bloquage, et les gens s’inventent ensuite à posteriori plein d’excuses pour cacher cette réalité (rationnalisation). J’en prends pour exemple mon père qui refuse d’aller à sa boîte en vélo invoquant le danger et les gaz alors qu’il y a des bandes cyclables sur une bonne partie du parcours, qui est d’ailleurs quasiment une ligne droite ! Lorsque j’en parle avec d’autres gens, ils me disent « Et quand il pleut? » comme si on venait juste d’inventer les vêtements imperméables, et ainsi de suite… Toutes les excuses les plus idiotes sont bonnes, y compris celles de l’absence de routes à vélo, pour continuer à rouler vite.
    Ayant parcouru des milliers de km en pleine ville et ce dans plusieurs villes et métropoles, je n’ai pas vraiment l’impression que les infrastructures soient le problème (à quelques ronds points et routes dangereuses près). Utiliser la voiture est simple, rapide et « sûr ». C’est tout.

    -> Pour aller plus loin dans l’analyse, tous les avantages de la voiture sont INDIVIDUELS (aller vite, être à l’abri, ne pas s’épuiser, porter des charges très lourdes, etc.), alors que quasiment tous ses défauts sont SOCIETAUX (pollution, bruit, artificialisation, danger pour les autres, mort des animaux, etc.). Même si techniquement, certains des problèmes évoqués touchent les gens, au final, ils ne les affectent pas de manière flagrante. Alors que ses avantages, eux, se ressentent très facilement.
    Pour finir, on peut aller voir le Parangon des vélos, les Pays-Bas, pour voir qu’investir massivement dans des routes à vélo ne suffit pas, la voiture restant encore très utilisée là-bas. Et puis ca coûte cher et dans certains endroits, cela augmente même l’artificialisation, bravo.

  2. marmotte27 dit :

    « tous les avantages de la voiture sont INDIVIDUELS […], alors que quasiment tous ses défauts sont SOCIETAUX »

    Bienvenue dans le capitalisme.

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