Un carrefour urbain ordinaire aux Pays-Bas — par Bicycle Dutch
Le texte que vous allez lire est la traduction de l’article « A common urban intersection in the Netherlands » paru le 20 février 2018 sur le blog de référence Bicycle Dutch. Avec l’aimable autorisation de son auteur1.
Est-ce que les carrefours urbains peuvent être conçus de manière à ce que les conducteurs de véhicules motorisés, les personnes à vélo et à pied suivent leur chemin sans heurt et que les conflits potentiels entre ces manières très différentes de se croiser soient rendus moins complexes et dangereux ? À mon avis la réponse est « oui ». La gestion des carrefours est de première importance pour rendre les déplacements à vélo plus sûrs et plus intéressants. Les croisements et intersections peuvent être le maillon faible dans la chaine que représente un trajet et un seul mauvais carrefour peut décourager les gens de monter sur un vélo. Dans le billet de cette semaine, j’aimerais vous décrire un carrefour ordinaire entre une route de transit bordée de pistes cyclables protégées et une plus petite rue d’accès à une zone résidentielle. Comment les Néerlandais conçoivent-ils un carrefour entre ces deux types de rue et comment tout cela fonctionne-t-il ?
Mise en contexte
J’aimerais insister sur le fait que ce carrefour n’a absolument rien de spécial. De nombreux autres exemples similaires peuvent être trouvés dans tout le pays. Tout simplement parce que c’est le type de conception qui figure dans les guides d’aménagement utilisés partout sur le territoire. Ce carrefour est situé à Bois-le-duc, entre le Bartenbrug récemment reconstruit – et sur lequel j’ai écrit il n’y a pas longtemps – et le Graafseweg, une route principale bordée de rues « de service »2 – sur laquelle j’ai également écrit. Sur la route principale, dont le revêtement d’asphalte est noir et qui est bordée des deux côtés de pistes cyclables en site propre, la vitesse des véhicules est limitée à 50 km/h. Les pistes cyclables sont directement reliées aux rues adjacentes dans lesquelles les cyclistes partagent l’espace avec les voitures. Ces rues d’accès aux alentours sont pavées (couleur brun-rouge) et dans celles-ci la vitesse est limitée à 30 km/h. Le volume de trafic y est faible dans la mesure où seuls les riverains les empruntent. Ce qui rend le partage de la voirie possible et explique qu’on n’y trouve pas de piste cyclable séparée.
On dirait un carrefour en T mais il s’agit en fait d’une intersection à quatre branches. La quatrième branche est représentée par une toute petite rue résidentielle, ce qui explique qu’elle soit conçue différemment. Moins de mouvement tournant signifie moins de conflit potentiel, il n’est donc pas nécessaire que la piste cyclable s’incurve davantage pour s’éloigner du carrefour comme c’est le cas en face où la rue desservie connaît un trafic plus soutenu. En raison de sa nature différente, je ne traiterai pas de cette quatrième branche. Un autre aspect typique de la conception du carrefour est la différentiation des surfaces et le fait de scinder la route principale. Créer deux voies distinctes permet de ménager une grande zone de refuge3 au centre de l’intersection sur laquelle les véhicules désirant tourner peuvent venir se positionner sans gêner ceux qui continuent tout droit. Il y a également assez d’espace entre la route principale et les voies cyclables parallèles pour que les automobilistes désirant s’engager dans les rues adjacentes puissent s’arrêter sans, encore une fois, gêner les véhicules allant tout droit. L’ensemble du carrefour est surélevé pour souligner que toute la zone est une source de conflit potentiel et que tous les usagers doivent redoubler de vigilance. Il existe bien sûr une signalisation verticale complétée d’une signalisation horizontale sous forme de « dents de requin »4 sur la chaussée. Et ce qui n’est pas le moins utile, le revêtement de la piste cyclable forme une bande continue au niveau du carrefour, pour rendre parfaitement clair que les cyclistes ont la priorité sur les véhicules souhaitant s’engager dans les rues adjacentes5. Un seul élément est manquant ici : des « pieds d’éléphants » auraient dû être peints le long de la piste cyclable au niveau du carrefour. Je n’ai aucune idée de la raison pour laquelle ils sont absents mais il se peut que la ville ait estimé que le contraste entre l’asphalte rouge de la piste et le brun-rouge des pavés de la rue est assez significatif en lui-même. Le plus frappant est sans doute qu’il n’y a pas de feux de signalisation. Les Néerlandais estiment de manière générale que les feux doivent être utilisés en dernier ressort et avec prudence. Même l’expert local en la matière est convaincu que les gens sont mieux à même de négocier les priorités en l’absence de feux tricolores. Sans le support de signaux lumineux, les gens sont obligés d’interagir, et leurs prises de décision sont facilitées par le caractère explicite du carrefour.
Considérons maintenant le carrefour du point de vue des différents usagers de la route.
1. Automobiliste
Le carrefour est limpide pour les conducteurs de véhicule motorisé. Sur la route principale ils roulent sur un revêtement noir. Cela indique que la limitation de vitesse est de 50 km/h et que la route est prioritaire. Le stationnement n’y est pas autorisé. Cela améliore le champ de vision et indique en même temps qu’il s’agit d’une route principale. Quand les conducteurs approchent du carrefour, même depuis la route principale, ils tombent sur un ralentisseur qui les contraint à ralentir. Ils remarquent aussi que la route se scinde et qu’un espace se forme entre les deux voies. Cela indique qu’ils doivent être vigilants aux véhicules souhaitant tourner ainsi qu’aux piétons qui pourraient vouloir traverser. Il n’y a pas de passage piéton, donc il n’est pas nécessaire de donner la priorité au piéton, ou à tout autre usager de la route. La situation change immédiatement dès lors que le conducteur souhaite tourner. Dans ce cas la priorité est du côté du trafic motorisé déjà en mouvement. Le virage est serré, ce qui oblige à ralentir franchement pour le négocier. Pour un virage à gauche, le conducteur peut se positionner dans l’espace central. Celui-ci mesure 6 mètres de large ce qui est bien assez pour accueillir même un grand véhicule. Une fois cette étape effectuée, ou quand un conducteur veut tourner à droite, il s’agit de couper la piste cyclable. L’intersection doit être positionnée au moins 5 mètres plus loin – dans le cas présent la distance est de 5,5 mètres. Cet espace réduit presque totalement l’angle mort, y compris pour les conducteurs de camions. La piste cyclable est continue et la signalisation tant verticale qu’horizontale (les « dents de requin ») attirent l’attention. Heureusement, grâce à l’espace réservé, le conducteur peut patienter sans gêner les flux de circulation. Et par la même occasion il peut prêter attention aux piétons. Car même si le conducteur se trouve positionné perpendiculairement à la voie qu’il souhaite couper, il est toujours considéré comme véhicule tournant et doit laisser la priorité aux piétons qui se présentent. Le conducteur ne peut s’engager que lorsqu’aucun piéton ou cycliste ne se présente.
Quand vous approchez du carrefour via une rue adjacente en voiture, l’ordre dans lequel se présentent les flux est différent mais le régime de priorité est similaire. En premier, un ralentisseur. Tout le carrefour est aménagé sur un plateau surélevé. Si la rue était de niveau avec le carrefour, les piétons n’auraient pas la priorité, mais dans la mesure où ce n’est pas le cas ici, la règle dite de la « voie de sortie » pourrait s’appliquer et donc donner la priorité aux piétons. Cela dit pour que la règle s’applique pleinement, le cheminement piéton devrait être continu, ce qui n’est pas non plus le cas ici. Au volant, je laisserais toujours un piéton s’engager pour éviter tout malentendu. Après tout, vous devez toujours attendre que les autres types de flux s’écoulent. Comme piéton je préférerais vérifier d’abord que l’automobiliste compte bien me laisser passer ou non. C’est pourquoi ça n’a pas tellement d’importance de savoir quelle règle s’applique exactement dans ce cas de figure. Ce qui est très clair en revanche, c’est que le flux vélo a la priorité. Une fois que vous avez passé cette intersection vous pouvez atteindre la route principale. Tout le trafic qui se présente est ici prioritaire. Vous devez attendre que la voie soit libre pour vous insérer.
2. Cycliste
Quand vous roulez sur la piste cyclable le long de la route principale il est clair que vous avez la priorité sur le trafic motorisé, qu’il cherche à couper votre chemin depuis la route principale ou depuis une rue adjacente. La piste s’incurve mais la courbe est légère donc il n’est pas nécessaire de beaucoup décélérer pour l’aborder. De cette manière vous pouvez toujours vous assurer que les autres usagers de la route vous ont bien vu. Le mieux étant d’établir un contact visuel avec eux. Les piétons qui souhaiteraient couper la piste ne sont pas prioritaires et doivent attendre que vous passiez.
Si vous souhaitez tourner dans une rue latérale à vélo vous devez laisser les piétons traverser en premier. Je ferais la même chose si j’arrivais de la rue latérale et souhaitais rejoindre la piste cyclable. Même si dans ce cas-là les piétons ne sont pas officiellement prioritaires. Quand vous souhaitez tourner à gauche depuis la piste cyclable, vous devez en premier couper la route principale. Comme pour les automobilistes, la manœuvre s’effectue en deux temps. Premièrement, vérifier le trafic provenant de la gauche. Quand la voie est libre, rejoindre le sas central et une fois qu’aucun véhicule ne se présente à droite, traverser la voie et rejoindre la piste cyclable.
3. Piéton(ne)
À la lecture des paragraphes précédents, vous devez déjà avoir une idée claire des droits du piéton. Mais j’aimerais toutefois tout reprendre du point de vue de la personne qui aborde le carrefour à pied. Quand vous marchez tout droit le long de la route principale vous devez traverser les rues latérales. Du point de vue de tous ceux qui souhaitent tourner dans une rue latérale depuis la route principale, voiture ou vélo, vous êtes prioritaire. La règle de base est que tout véhicule opérant un changement de direction perd la priorité sur les véhicules continuant tout droit. En l’occurrence, les piétons sont considérés comme un flux de trafic comme un autre. La situation est un peu différente pour le trafic arrivant depuis la rue latérale, qui ne provient évidemment pas de la même route. Comme expliqué précédemment, la situation est délicate car si le carrefour est surélevé le passage piéton n’est pas continu. Le plus souvent, quand les usagers de la route rencontrent un ressaut, ils doivent céder la priorité, comme quand ils quittent une allée par exemple. Il en est de même pour les intersections présentant un passage piéton continu et surélevé. Je suis presque sûr que beaucoup de compatriotes ne sont pas certains à 100 % du régime de priorité qui s’applique ici, ou alors qu’ils se trompent. Afin d’éviter les problèmes dus à une telle incompréhension il est préférable d’établir un contact visuel avec la personne qu’on croise pour deviner ce qu’elle s’apprête à faire et ainsi agir en conséquence.
Quand il s’agit de traverser la route principale, tout est évident et simple. Le piéton traverse en quatre temps. Premièrement, vous traversez la piste cyclable. Elle doit être dégagée car vous n’avez pas la priorité. Ce serait différent si un passage piéton était matérialisé. La piste cyclable fait 2,3 m de large. Cela signifie qu’il ne vous faut que 3 ou 4 pas pour la franchir, et qu’une brève interruption du flux des vélo suffit. Il y a un sas entre la piste cyclable et la première voie de la route. Vous pouvez y attendre une pause dans le trafic motorisé parce que, ici aussi, vous n’avez pas la priorité en raison de l’absence de passage piéton dûment matérialisé. La voie fait 3,3 m de large, ce qui est très courant. Cela signifie que la plupart des personnes sont en mesure de la traverser en 4 à 5 pas. Cela signifie aussi que vous n’avez besoin que d’une brève interruption dans le flux des véhicules. C’est l’une des raisons qui explique qu’on constate autant de mouvement dans la vidéo. Personne n’a besoin de s’arrêter longtemps. Une fois que vous avez parcouru les 5 mètres de l’îlot central, vous pouvez gérer le trafic de la direction opposée. D’abord une voie de trafic motorisé puis la piste cyclable. Toute la traversée est de niveau. Ce qui facilite les déplacements des personnes en fauteuil roulant ou des parents avec poussettes.
Ce type de carrefour est parfaitement explicite pour tous les usagers de la route. Principalement parce qu’à chaque fois que vous devez opérer un changement de direction et négocier les priorités, les flux sont clairement distingués avec chacun son propre espace de voirie. Vous prenez une décision à la fois et avancez rapidement vers l’étape suivante. Les flux s’écoulent ainsi sans heurt de manière sécurisée.
Vous avez peut-être remarqué que j’ai numéroté les types de flux et qu’ici aux Pays-Bas nous distinguons trois types de flux. Non seulement nous reconnaissons qu’il existe ces trois types, mais nous concevons nos infrastructures spécialement pour ces trois types de flux. Comme l’a remarqué Tim Burns, un cycliste de Perth, c’est ce qui distingue les Pays-Bas des autres pays et il y a consacré un intéressant billet il y a quelques années. Il est toujours bon de garder à l’esprit cet élément clé du système de déplacement néerlandais !
Notes
- En dehors de son blog, vous pouvez suivre Mark Wagenbuur sur Twitter.
- Difficile de traduire le concept de service street utilisé dans le texte d’origine. Il est directement lié à l’urbanisme néerlandais qui distingue clairement les voies de transit des voies permettant d’atteindre les zones d’habitation ou de travail. Un billet de l’auteur sur le sujet. J’utiliserai les expressions « rue latérale » et « rue adjacente ».[NdT]
- Sans doute pourrait-on appeler cette zone un « sas d’insertion ». [NdT]
- Ce type de signalisation horizontale n’existe pas en France. Un équivalent de la « dent de requin » existe mais orienté côté mâchoire si l’on peut dire : signale l’existence d’un ralentisseur ou plateau surélevé. Rien à voir avec le régime des priorités donc. [NdT]
- En France, une disposition similaire figure dans le code de la route. Isabelle Lesens a récemment fait le point sur le sujet. [NdT]
Bravo et merci.
Faire bien, avec de la place pour tous est donc possible, à condition de le vouloir.
J’ose espérer que « La piste cyclable fait 2,3 m de large » n’est pas une erreur de traduction mais va être une source d’inspiration pour la mégalopopole d’Orléans qui est loin, très loin de concevoir ce type d’aménagement, hier, au présent et dans le futur, par exemple de l’ancienne RN20.
Les incroyables du film :
— une piste « pour de vrai », sans risque de confusion avec un trottoir ;
— une piste sans la moindre bordure ;
— de l’intelligence au sol (touche de piano et dent de requin, ressaut pour les automobiles)
— dans un aménagement sans feux, il règne une fluidité extraordinaire.
JP Bertrand
Tu me mettrais presque le doute dans la tête ! 😀
Non, non c’est bien ça : « The cycleway is 2.3 metres wide ».
Structure bien pensé à tous les aspects, le souci en France, c’est que les automobilistes sont des Français :
– laissé la priorité à un vélo alors qu’on est en voiture est une aberration, déjà que c’est limite pour les piétons.
– ne pas coller à la voiture de devant qui est à un « céder le passage »/ »stop » pour lui montrer qu’il faut qu’elle se bouge le cul et signe d’impuissance.
De plus construire un tel aménagement demanderai de l’ asphalte de différente couleur, que ce serait dur à gérer pour la voirie 😀