1979 : le plan vélo de Delft — par Bicycle Dutch
C’est Sébastien Marrec qui signe l’introduction et la version française de « The 1979 Delft Cycle Plan » publié le 27 février 2019 sur Bicycle Dutch1.
Je le remercie de m’avoir proposé de publier son travail ici.
Dans les années 1970, les autorités de Delft, une ville de taille moyenne de Hollande-Méridionale située entre Rotterdam et La Haye, sont confrontés à des flux croissants de voitures dans les vieilles rues de la cité, bordées de nombreux canaux. À la fin de la décennie, ils décident d’opérer une révolution copernicienne dans le secteur des mobilités en conceptualisant et en mettant en œuvre le premier réseau cyclable moderne au monde : complet, hiérarchisé, maillé, continu et attractif. Ce réseau est le fruit d’un plan rendu public en 1979 pour fournir une alternative à l’emprise de l’automobile et améliorer la pratique du vélo, alors en déclin. Pour le gouvernement néerlandais, un enjeu majeur portait sur la production de connaissances pour mesurer les impacts des aménagements cyclables sur l’usage du vélo et des autres modes de déplacement. Les principes de conception, le processus de portage politique, les bénéfices du plan ont conduit à en faire un cas classique d’étude en matière de “ville laboratoire” en faveur du vélo. L’expérience de Delft, couronnée de succès, a inspiré de nombreuses autres villes néerlandaises et étrangères et a popularisé les impacts de « l’effet de réseau » : « Plus le réseau est dense et maillé, plus il devient efficace et attractif en rendant le choix du vélo plus souvent pertinent » (comme le définit l’économiste et urbaniste Frédéric Héran). Un agent de la Ville de Delft, André Pettinga, joua un rôle majeur dans cette transformation décisive pour la prise en considération du renouveau du vélo aux Pays-Bas.
Delft a été la troisième ville des Pays-Bas à expérimenter une infrastructure cyclable moderne, avec l’aide du gouvernement néerlandais. Après les expériences menées à Tilburg et à La Haye dans les années 1970, où l’on a construit de très bons (mais aussi de très coûteux) itinéraires cyclables uniques – aux résultats mitigés et sans augmentation du nombre de cyclistes en général – Delft a choisi d’adopter une approche différente et innovante. Les autorités municipales voulaient améliorer le réseau cyclable existant de la ville, qui comportait de nombreux tronçons manquants. La raison de cette expérience à large échelle était l’augmentation de la part modale de la voiture individuelle. La ville était engorgée et ne pouvait plus faire face à un tel flot de voitures. Elle ne pourrait certainement pas en accueillir encore plus à l’avenir. L’expert vélo André Pettinga, qui travaillait pour la ville de Delft à l’époque, résume en quelques mots la nécessité du plan vélo de Delft : « Le gouvernement local souhaitait augmenter la part modale du vélo ! ». Ce plan était une réponse directe aux plans de circulation, principalement axés sur la voiture, qui avaient été élaborés au cours des années 1960 pour de nombreuses villes des Pays-Bas, dont Delft. Les réalisations de ces plans ont été arrêtées les unes après les autres, en raison de l’opposition du public et de l’évolution des idées en matière d’urbanisme.
André Pettinga est un expert qui a été impliqué dans les politiques en faveur du vélo pendant toute sa vie professionnelle. Il travaille encore aujourd’hui en tant que consultant indépendant à Utrecht, sous le nom de Cyclemotions. Dans les années 70 et 80, il travaillait pour le service de la circulation de la ville de Delft. André et moi travaillons parfois ensemble de manière très agréable. Je l’ai par exemple aidé à guider des groupes à travers Utrecht. Récemment, j’ai rendu visite à André dans son bureau, où il m’a montré avec beaucoup d’enthousiasme les vastes archives qu’il possède sur le plan vélo de Delft. Alors que nous parcourions les boîtes en carton contenant des notes manuscrites, des comptes rendus, des cartes, des dépliants destinés à informer le public en plusieurs langues, des rapports dactylographiés à la main, des photos défraîchies et des rapports d’évaluation, André a répondu à toutes mes questions sur l’importante expérience de Delft. Il m’explique : « Nous étions déterminés à obtenir un bon réseau d’itinéraires cyclables, pas nécessairement systématiquement avec des pistes cyclables protégées, car nous savions que nous n’en avions pas les moyens ». André ajoute : « Et nous avions déjà de bonnes expériences en matière de modération du trafic sur les routes et dans les rues ». Gardons à l’esprit que Delft ne partait pas de rien. Le postulat de départ était qu’il existait déjà des parties de ce réseau, mais que de nombreux tronçons et connexions manquaient. Le réseau du plan existait déjà aux trois quarts, en incluant les rues à trafic modéré et les aménagements cyclables sur les routes de transit. La part modale du vélo avant le plan s’élevait déjà à 38 %.
Le gouvernement local de Delft a lancé un appel aux gouvernements régional et national pour obtenir un soutien financier à l’expérimentation. Le gouvernement national, désireux de recueillir de nouvelles idées (techniques et sociologiques) sur la façon de promouvoir l’usage du vélo, était prêt à dépenser de l’argent pour cette expérience. Les autorités voulaient en effet limiter l’utilisation de la voiture. Le gouvernement s’attendait à ce que le nombre d’usagers du vélo augmente avec l’amélioration de la sécurité routière. Pourquoi avoir choisi Delft ? Selon André, la raison est la suivante : « Dans les années 1970, Delft avait déjà inventé le concept de woonerf2. Son succès était basé sur une bonne gouvernance, un personnel innovant et une participation publique réussie. Aucune autre ville des Pays-Bas n’avait développé un plan vélo aussi complet et fondamental ».
Pour enquêter sur ce que les habitants de Delft voulaient vraiment, le ministère des travaux publics a engagé Werner Brög, un sociologue allemand, expert en enquêtes et questionnaires. Cette décision a provoqué une certaine agitation dans le monde des experts et des ingénieurs de la circulation de l’époque. Werner Brög, fondateur de Socialdata à Munich, a mené une enquête approfondie auprès de 4700 ménages (Delft comptait à l’époque 80 000 habitants). Son équipe rendait visite aux habitants à leur domicile et ne se contentait pas de leur demander comment ils se déplaçaient et où ils allaient, mais aussi leurs contraintes spécifiques, les raisons précises pour lesquelles ils ne se rendaient pas à vélo à tel supermarché par exemple. Les réponses étaient très concrètes : « Parce que cette intersection n’est pas sûre », ou « Parce que le ce canal m’oblige à faire un détour de tant de mètres ». Le taux de répondants à l’enquête très élevé (72%) a aidé la ville à identifier les principaux obstacles physiques, financiers et psychologiques à l’usage du vélo en ville.
La ville a découvert qu’il ne s’agissait pas seulement des trajets les plus courts pour les gens, souligne André Pettinga : « Les gens veulent que leurs quartiers et les zones bâties soient ouverts, lisibles. Une structure claire du réseau qui coïncide avec leur carte mentale de la ville. Les connexions informelles, les raccourcis à travers les parcs sont tout aussi importants que les grands ponts et les passages souterrains. Avec ce plan, nous avons appris que nous devions offrir aux gens plusieurs options d’itinéraire. Les gens choisiront leurs propres itinéraires en fonction de leur motivation et de leur propre évaluation du niveau de sécurité et du caractère direct de chaque itinéraire. Cette perception est différente pour chaque personne ».
Mais comment fournir un réseau cyclable complet et de qualité, tout en essayant de minimiser les coûts ? Quelles alternatives aux solutions coûteuses de l’itinéraire unique de Tilburg et de La Haye ? La clé a été d’identifier trois réseaux différents qui seraient utilisés pour différents types de déplacements à vélo et nécessiteraient différents types de solutions, certaines très bon marché, d’autres moins, d’autres encore très chères – mais même dans ce dernier cas, le coût reste relativement faible, comparé aux investissements nécessaires à des autoroutes et des réseaux de métro.
Cette identification de trois types de réseaux était totalement nouvelle.
- Le réseau à l’échelle de la ville, une trame avec une largeur de maillage d’environ 400 à 600 mètres relié au réseau régional, et même national comme c’est le cas aux Pays-Bas aujourd’hui. Ce réseau structurant a vocation à accueillir des trajets urbains et interurbains d’au moins 2 à 3 kilomètres. Avec cette trame, un tronçon manquant signifie qu’il faut faire un détour d’environ 1 kilomètre, ce que certaines personnes ne sont pas prêtes à faire. Il faut donc prévoir des nouvelles liaisons pour convaincre ces personnes de prendre ou reprendre le vélo. Étant donné que c’est le réseau qui concentre le plus de déplacements à vélo, il fallait choisir les solutions les plus élaborées et les plus coûteuses. Leur volume nécessite des ponts plus grands et les voies ferrées, et les routes principales doivent être traversées sans conflit à un niveau différent (ce qui signifie la construction de viaducs et de passages souterrains).
- Le réseau à l’échelle du quartier, une grille avec une largeur de maillage d’environ 200 à 300 mètres. La fonction principale de ce niveau de réseau est de permettre aux gens de se rendre à vélo vers des destinations locales dans leur propre quartier ou dans le reste de la ville, vers les écoles, les lieux de travail, les magasins, etc. Un tronçon manquant dans ce réseau entraîne un détour d’environ 500 mètres. Pour ce réseau, on peut remédier à l’absence de certains tronçons en créant de petits ponts franchissant les canaux, des raccourcis à travers les parcs, en filtrant le trafic automobile3, en bloquant la circulation des voitures dans les zones résidentielles4, en rendant les rues à sens unique praticables dans les deux sens pour les cyclistes, en ajustant le phasage des feux de circulation, etc. Ces mesures sont nettement moins coûteuses que pour le réseau à l’échelle de la ville.
- Le réseau à l’échelle du voisinage, une grille avec une largeur de maillage d’environ 100 à 150 mètres. Sa fonction principale est de permettre aux enfants de se rendre à l’école primaire à vélo, généralement pour des trajets courts. Les mesures peuvent être simples et bon marché. Elles consistent principalement à supprimer le trafic de transit (motorisé) dans les rues résidentielles afin de les rendre plus sûres ou à construire une petite passerelle au-dessus d’un canal.
Pour chacun des réseaux, tous les obstacles et les tronçons manquants ont été identifiés et des solutions envisagées, classées par ordre de priorité, en tenant compte du nombre de personnes qui les utiliseraient et de leur coût. La priorité a été donnée à la mise en place de connexions permettant de raccourcir des itinéraires souvent empruntés, par rapport aux mesures qui rendraient « seulement » le vélo plus pratique. Les tronçons et liens manquants peuvent être très différents. Ils peuvent se traduire par un grand pont, un passage souterrain coûteux ou même un tronçon manquant d’un kilomètre de piste cyclable. Il était également nécessaire de modifier les carrefours gérés par feux, par exemple en introduisant des feux de circulation spéciaux pour les cyclistes, en donnant l’autorisation de tourner à droite au feu rouge pour les cyclistes, en réajustant des phases des feux avec des phases spécifiques ou plus longues pour les cyclistes, et ce au profit des publics plus vulnérables (en d’autres termes : des feux verts plus long pour les personnes âgées et les enfants). Il était parfois possible d’obtenir le même résultat (résorber une discontinuité) à moindre coût. Enlever quelques arbustes pour créer un raccourci est évidemment préférable à la construction d’un nouveau pont. « Le plus important dans cette pondération, cette priorisation des mesures était avant tout l’objectif de supprimer des obstacles plus ou moins grands« , note André.
La phase d’élaboration du plan s’est déroulée entre 1976 et 1979. De nombreuses parties prenantes ont participé à cette phase : la Chambre de commerce, la Fédération des commerçants, les écoles, les maisons de retraite, l’Union des cyclistes (Fietsersbond), les organismes de sécurité routière, une association de piétons, et bien sûr les habitants. Après l’approbation du plan vélo en 1979, une subvention a été demandée au gouvernement national, qui l’a accordée en 1981. L’ensemble du projet devait coûter 70 millions de florins, mais comme il s’agissait d’une expérience, il fut décidé que seules les parties ouest et sud seraient réalisées. Cela a rendu possible l’étude des différences d’impacts entre la zone où le plan a été mis en œuvre (et où les connexions manquantes ont été corrigés) et la partie de la ville où les lacunes subsistaient. L’ensemble a coûté environ 27 millions de florins au total (ce qui équivaudrait à 26,3 millions d’euros aujourd’hui, compte tenu de l’inflation). La liste des grands projets était la suivante :
- Deux grands tunnels, pour accéder à un nouveau quartier en développement, Tanthof.
- Trois ponts pour les cyclistes
- 3 km de nouvelles liaisons cyclables
- 6 km de rues à sens unique mises en double sens pour les cyclistes
- 5 km de nouvelles pistes cyclables (séparées de la chaussée et sur chaussée)
- 10 km de pistes cyclables refaites avec de l’enrobé
Outre ces grands projets, un budget spécial a été consacré à de nombreuses interventions de moindre envergure. Cela va de l’amélioration des revêtements de surface en brique aux supports de stationnement pour vélos, placés à la demande des commerçants. Si toutes les municipalités des Pays-Bas disposent d’un tel budget (d’entretien) des équipements pour le vélo, ce qui était le cas de Delft à l’époque, ce budget a été considérablement renforcé grâce à la subvention du gouvernement, rendant possibles davantage de ces petites mais très visibles améliorations. La phase de construction proprement dite du plan vélo s’est déroulée en gros entre 1982 et 1987. Une fête a inauguré le réseau cyclable le 19 septembre 1987, avec la réouverture du passage souterrain élargi pour traverser la voie ferrée surélevée près de la gare de Delft (qui était auparavant un tunnel pour piétons). Le plan vélo de Delft a été accueilli avec beaucoup d’enthousiasme, peut-être grâce à la participation importante des parties prenantes et au coût relativement faible des nombreuses améliorations. Le Fietsersbond, qui avait été très critique à l’égard des expériences de Tilburg et de La Haye, s’est également montré très positif concernant l’expérience de Delft. Le contraste est saisissant par rapport à l’opposition féroce rencontrée dans la ville voisine de La Haye lors de leur expérience quelques années auparavant. Pour mesurer objectivement l’efficacité du plan, la « situation d’avant » a été suivie dans les années 1982/1983. Une étude de la « situation d’après » a été réalisée en 1985/1986, à des endroits où les mesures du plan étaient déjà terminées. Les résultats ont été présentés à de nombreuses conférences, dont le congrès international Velo-City organisé à Groningen et Delft en 1987, et celui de Copenhague en 1989.
L’efficacité a été étudiée au moyen d’enquêtes approfondies auprès des ménages et d’enquêtes sur site, sur le réseau cyclable. Les chiffres obtenus montrent que l’objectif principal du plan vélo a été atteint : la part modale du vélo est passée de 38 % à 41 %. Ces chiffres sont trompeurs : il s’agit en fait d’une croissance relative du vélo de 7%, car dans le même temps la part modale de la voiture individuelle s’est stabilisée. La croissance de l’usage local de la voiture s’est en effet interrompue. Ces résultats ont été jugés très satisfaisants pour les autorités. Il est également apparu que de nombreuses personnes choisissaient des itinéraires cyclables différents avec l’apparition du réseau. Les nouveaux raccourcis ont été trouvés, les ponts et les passages souterrains beaucoup utilisés. Les gens ne choisissaient pas seulement les itinéraires les plus courts, d’autres facteurs aussi importants rentraient en compte : confort, qualité du revêtement, protection contre le vent, qualité visuelle de l’itinéraire, sécurité, etc. Ces changements dans les itinéraires choisis ont également permis de soulager la pression sur des points auparavant très fréquentés, ce qui a permis d’améliorer le climat en faveur du vélo dans son ensemble. La perception de ce mode a également été améliorée. Il a été confirmé que le réseau à l’échelle de la ville était le réseau le plus important. 60% de l’ensemble des déplacements ont eu lieu sur ce du réseau, qui ne représente pourtant que 30% de sa longueur totale. La plupart des améliorations se sont concentrées sur ce réseau, ce qui a rendu accessibles à vélo des destinations plus éloignées. La vitesse de déplacement a augmenté de 15 % et la distance parcourue de 7 %, tandis que le temps de déplacement n’a pas augmenté.
Avec un tel bilan, ce n’était qu’une question de temps avant que d’autres villes ne suivent l’exemple de Delft, dont le succès s’est répandu dans tout le pays et même dans le monde entier. André se souvient avoir guidé des centaines de visiteurs néerlandais et de l’étranger après la réalisation du plan. Tout comme il l’avait fait auparavant, il emmenait des groupes dans les quartiers résidentiels à la circulation apaisée, après que le monde avait découvert le « woonerf », « une autre innovation de Delft », rappelle André. Les visiteurs étrangers ont surnommé André Pettinga « Mister Delft ». Les leçons apprises à Delft ont été étudiées, internalisées à l’échelle nationale et ont abouti aux lignes directrices en matière d’infrastructures cyclables aux Pays-Bas. Malheureusement, le plan vélo n’a pas suscité un intérêt soutenu et continu pour le vélo à Delft. Un peu comme à La Haye et à Tilburg, cet intérêt a presque disparu après ce grand projet. Cependant, en allant à Delft aujourd’hui, on peut voir beaucoup de nouveaux aménagements cyclables, en particulier dans le quartier de la gare centrale réaménagée, qui inclut trois parkings à vélo représentant 10 000 places en tout. L’expérience de Delft a surtout permis d’améliorer la planification et la mise en place d’un système vélo aux Pays-Bas, en démontrant qu’un réseau cyclable complet et de bonne qualité est une condition préalable à l’amélioration du climat en faveur du vélo dans la ville, pour que les habitants pédalent plus souvent et sur de plus longues distances, de manière sûre et confortable. André conclut : « La construction de réseaux cyclables urbains est vraiment efficace ».
Ce billet n’aurait pas été possible sans l’aide d’André Pettinga qui m’a ouvert ses archives et qui a accepté de passer beaucoup de temps à discuter et à écrire ensemble ce texte de blog. Merci André !
Notes
- Une première adaptation de ce billet a été proposée chez Isabelle & le vélo par Hans Kremer le 7 mars 2019.
- « cour résidentielle » qui met au second plan la fonction de circulation, donnant la priorité à la vie de la rue. Note du traducteur.
- Via des dispositifs de perméabilité filtrée qui empêchent la circulation motorisée mais laissent la voie libre aux cyclistes. Note du traducteur.
- Via des plans de circulation ou des sens interdits sauf vélos.
- Une autoroute urbaine à 2×3 voies à l’époque, notre du traducteur.