Du particulier au général — par Mark Treasure
En complément d’un autre billet de Mark Treasure dont je vous ai proposé récemment une traduction (« Quand le casque finit au guidon ») on m’a suggéré de traduire le texte suivant dans lequel le blogueur britannique aborde également la question du port du casque à vélo mais de manière très différente.
J’ai laissé les diagrammes originels dont je propose à chaque fois une traduction.
Voici la traduction de « From the specific to the general » publié le 28 mars 2018 sur As Easy As Riding A Bike.
Imaginez un scénario sinistre, épouvantable, mais malheureusement trop commun. Une école primaire est attaquée par un tireur dérangé. Des coups de feu ont été tirés, et le tireur rôde dans les couloirs de l’école, à la recherche d’enfants à tuer. Dans l’une des salles de classe, un enfant de neuf ans se cache sous son bureau avec son professeur, tous deux entendant les pas du tireur qui s’approche.
Lorsque le tireur ouvre la porte de la classe, nous mettons en pause et nous imaginons deux scénarios possibles. Dans le premier, le professeur et l’élève sont tous deux désarmés et sans défense. Dans le second, le professeur a une arme à feu à portée de main dans un holster.
Compte tenu de ces circonstances spécifiques, je suis sûr que la plupart d’entre nous pourraient considérer qu’il serait préférable – à ce moment précis – que le professeur soit en possession d’une arme à feu, plutôt que d’être désarmé et sans défense. Avec une arme, il pourrait, au moins, être capable de surprendre le tireur, en sautant de sa cachette et en lui tirant plusieurs coups de feu, le mettant ainsi hors d’état de nuire. Ce serait certainement mieux que l’alternative d’être effectivement impuissant lorsque le tireur entre dans la classe.
Donc, étant donné ces circonstances spécifiques, on peut raisonnablement penser que c’est une bonne idée qu’un enseignant du primaire soit armé.
Mais est-ce que l’un d’entre nous en tirerait la conclusion que c’est une bonne idée d’armer les enseignants du primaire de manière général ? Parce que ce professeur particulier pourrait tirer profit d’une arme dans les circonstances spécifiques d’un homme armé qui s’approche de lui dans un couloir de l’école penserions-nous qu’il est logique que tous les enseignants du primaire soient équipés d’une arme de poing aisément accessible, tout au long de la journée d’école ?
De mon point de vue, cela me semble être une idée assez dangereuse, même si j’aurais pu convenir qu’il serait certainement préférable pour le professeur d’avoir une arme, plutôt que d’être désarmé, dans les conditions spécifiques de notre expérience de pensée. Je ne serais certainement pas facilement convaincu que l’armement permanent des enseignants du primaire est par conséquent une bonne idée, et je m’inscrirais également en faux contre les accusations d’incohérence.
C’est parce qu’il y a de nombreuses raisons pour lesquelles armer les enseignants du primaire est une mauvaise idée. Ces raisons ne sont pas moins convaincantes si un enseignant du primaire peut bénéficier d’une arme de poing dans une salle de classe alors que l’école et ses élèves sont effectivement attaqués.
Pour que les choses soient encore plus claires, nous pourrions aller plus loin et imaginer que l’enfant de neuf ans est seul dans la classe à l’approche du tireur. Là encore, nous pourrions convenir que l’enfant ait facilement accès à une arme de poing à ce moment précis pourrait être une bonne idée, tout en étant consterné à l’idée que tous les enfants de neuf ans arrivent dans les écoles ainsi armés.
Quiconque affirme qu’armer des enseignants du primaire (ou des enfants de neuf ans) est une bonne idée en général, sur la base d’un scénario spécifique et isolé comme celui qui est décrit ici, réalise un tour de passe-passe.
Un enfant de neuf ans armé s’en sortirait mieux en cas d’attaque à main armée sur une école
donc
⇨
Tous les enfants de neuf ans devraient être armés quand ils vont à l’école
C’est un argument agréablement simple qui, malheureusement, ne tient pas compte de toutes les raisons pour lesquelles armer des enfants de neuf ans avec des armes à feu lorsqu’ils vont à l’école n’est peut-être pas une bonne idée (aspects négatifs), et qui ne tient pas compte non plus de toutes les autres façons dont nous pouvons potentiellement empêcher des enfants de neuf ans de se faire tirer dessus (aspects positifs).
Mais bien sûr, beaucoup de gens aux États-Unis pensent comme ça, du moins lorsqu’il s’agit d’armer les enseignants. Beaucoup d’écoles pensent que c’est une bonne idée que les enseignants soient armés. Pour ces personnes, les inconvénients potentiels de l’armement des enseignants ne sont pas pris en compte, ou sont compensés par l’argument persuasif selon lequel les enseignants seraient alors en mesure de se protéger une fois qu’une attaque est déjà en cours, ce qu’ils ne pourraient pas faire sans arme. De même, un moyen puissant de réduire la probabilité que les enfants soient exposés au risque d’être abattus en premier lieu – le contrôle des armes à feu – est totalement impensable pour une grande partie de la société américaine.
Nous n’utiliserions pas ce genre de logique en Grande-Bretagne, n’est-ce pas ? L’analogie la plus proche est peut-être le crime impliquant l’usage d’un couteau.
Un adolescent attaqué au couteau s’en sortirait mieux équipé d’un gilet pare-coups
donc
⇨
Tous les adolescents devraient porter des gilets pare-coups
Peu convaincant, n’est-ce pas ? Si nous pouvons admettre qu’un adolescent attaqué au couteau bénéficierait – dans ces circonstances spécifiques – d’un gilet pare-coups, nous ne pensons pas que tous les adolescents devraient donc se promener avec un gilet pare-coups, ni même seulement les adolescents des zones où la criminalité au couteau est particulièrement élevée. La bonne réponse serait de prendre des mesures positives pour éviter que les adolescents ne soient pas poignardés en premier lieu, plutôt que de les équiper tous d’un équipement de protection encombrant – tout en tenant compte des conséquences négatives directes de l’obligation de porter cet équipement de protection.
Les exemples n’ont même pas besoin d’impliquer la violence.
Un piéton à l’aplomb d’une brique tombant d’un échaffaudage s’en sortirait mieux équipé d’un casque de chantier
donc
⇨
Tous les piétons devraient porter un casque de chantier
Ce n’est pas parce que nous reconnaissons qu’un piéton qui se retrouve directement à l’aplomb d’une brique qui tombe s’en tirerait mieux avec un casque, que nous devons conclure que tous les piétons devraient se promener avec un casque. Nous avons évacué tous les autres moyens possibles d’empêcher les briques de tomber sur la tête des gens, et tous les inconvénients potentiels de contraindre les gens à se promener avec un casque.
Et pourtant. Et pourtant. C’est précisément cette forme d’argument qu’on retrouve très couramment, malheureusement, dans les discussions et les débats sur la sécurité à vélo en Grande-Bretagne (et même dans une grande partie du monde).
Un cycliste heurté par un véhicule motorisé s’en sortirait mieux avec un casque
donc
⇨
Tous les cyclistes devraient porter un casque
Il est certain que si je roulais à vélo et que je me trouvais confronté à un véhicule à moteur se dirigeant inévitablement vers moi, je pourrais penser que – dans ces conditions spécifiques – un peu de polystyrène pourrait diminuer les chances d’être blessé. Mais comme pour tous ces exemples ci-dessus, ce serait une mauvaise base pour soutenir que toute personne qui circule à vélo devrait toujours porter un casque. Ce faisant, on passe à côté de tous les moyens positifs d’empêcher les gens d’être heurtés à la tête par des véhicules à moteur, et de toutes les conséquences négatives de forcer les gens à porter un casque lorsqu’ils veulent aller quelque part à vélo.
Le problème avec toutes ces formes d’arguments est ce que Jack Elder appelle – dans cet excellent fil Twitter qui a inspiré ce billet – la confusion du spécifique avec le général.
Quelque chose peut être une bonne idée dans des circonstances spécifiques et exceptionnelles, mais ce n’est pas une base solide pour suggérer que c’est une bonne idée en général. Le tour de passe-passe susmentionné implique la suppression de cette distinction.
Cette photo d’une récente conférence universitaire sur la médecine d’urgence a réussi à attirer 129 retweets, et a été partagée bien plus souvent par des médecins, des infirmières, des étudiants et des ambulanciers, tous d’accord avec le sentiment exprimé que les cyclistes devraient définitivement porter un casque, à tout moment, sur la base des statistiques indiquées dans le graphique.
Sans doute, dans les circonstances spécifiques des personnes souffrant d’une blessure suffisamment grave pour qu’elles soient admises à l’hôpital, ces blessures auraient pu être moins graves si elles avaient porté un équipement de protection. Mais est-ce une base solide pour affirmer que tout le monde devrait porter un équipement de protection à tout moment ? Il est certain que non. Cette position de principe ignore tous les moyens sensés dont nous devrions disposer pour prévenir les blessures et ignore toutes les conséquences négatives de l’obligation de porter un équipement de protection en permanence pour tenter d’atténuer les blessures graves mais rares.
Il serait assez facile d’établir un tableau similaire montrant la proportion de personnes admises à l’hôpital après avoir été blessées par des chutes d’objets qui ont subi diverses formes de traumatismes crâniens, réparties entre les personnes qui portaient un casque au moment de leur blessure et celles qui n’en portaient pas. Le groupe des « casques de protection » aurait probablement subi une plus petite proportion des blessures énumérées que les personnes qui n’en portaient pas. Il serait toutefois ridicule de tirer de ce tableau la conclusion que les gens en général devraient toujours porter un casque de protection. Nous aurions commis l’erreur de penser que, comme les équipements de protection individuelle peuvent réduire les risques de blessure dans la population des personnes déjà hospitalisées, il faut donc toujours les porter – sans soulever des questions raisonnables sur
- comment ces blessures se sont produites,
- comment elles auraient pu être évitées,
- si le fait d’obliger les gens à porter un équipement de protection peut avoir des conséquences négatives non intentionnelles,
- ou encore si le fait d’obliger les gens à porter un équipement de protection individuelle a un effet sur le taux de blessures au niveau de la population.
Nous pouvons spéculer sur la raison pour laquelle le port du casque chez les cyclistes est constamment soumis à ce niveau superficiel d’argumentation. Mon intuition est que – parmi d’autres explications possibles – cela provient d’une incapacité à concevoir des moyens de prévenir ou de réduire la gravité des blessures à la tête des cyclistes, au-delà du port du casque. Nous ne pouvons tout simplement pas imaginer un monde dans lequel les cyclistes ne souffrent pas des risques posés par la circulation automobile, ou un monde dans lequel faire du vélo pourrait être une activité à faible risque.
Par conséquent, si nous pensons que l’exposition au danger de la circulation automobile est en quelque sorte inévitable, immuable, nos réactions aux blessures causées par le vélo vont inévitablement se limiter aux équipements de protection. En ce sens, notre réponse est analogue au débat sur le contrôle des armes à feu aux États-Unis, où, pour certains, l’idée de réduire, voire de supprimer l’accès aux armes à feu dans la population générale est effectivement impensable. Par conséquent, pour ces personnes, les armes et le danger qu’elles représentent sont également inévitables, à tel point que l’armement des enseignants devient la seule réponse logique. Nous ne devrions pas être contraints par notre incapacité à imaginer des alternatives.
Crédit photo de couverture : MarkBuckawicki, CC0, via Wikimedia Commons