Emma a-t-elle jamais essayé de faire du vélo ?

Les éditions L’échappée ont publié fin 2018 la première traduction intégrale en français de la monumentale autobiographie d’Emma Goldman (1869-1940), initialement publiée en 1931. Le gros volume rouge et noir porte le titre Vivre ma vie. Une anarchiste au temps des révolutions1. Fait curieux, dans les plus de mille pages du livre, le mot « bicyclette » n’apparaît qu’une seule fois2. Et ce n’est pas un camarade libertaire qui se tient en selle.

Contexte

Plusieurs décennies avant que le concept de planning familial ne voit le jour, Emma Goldman militait déjà pour le contrôle des naissances et la diffusion de méthodes contraceptives3. Ce que les gouvernements de l’époque de part et d’autre de l’Atlantique ne voyaient pas d’un bon œil. Comme l’écrivent les deux traductrices4 dans leur avant-propos (p. 14) :

Profondément sensible à l’oppression particulière des femmes, elle milite avec acharnement – et en toute illégalité – pour l’accès au contrôle des naissances et à l’information sur la contraception. […] Elle aborde publiquement les questions de l’égalité femmes-hommes, de l’amour libre, de la sexualité et de l’homosexualité. Ses conférences sur le sujet étaient extrêmement populaires et attiraient des foules immenses. D’ailleurs, les autorités semblaient craindre davantage ses déclarations concernant la sexualité ou le genre que celles sur la violence politique !

C’est une des raisons qui la pousse à se rendre à Paris à l’été 1900. Là doit se tenir le premier congrès des néomalthusiens auquel comptent se joindre des anarchistes de plusieurs pays5.

Quitter Paris

Le congrès est finalement interdit et la douzaine de délégués se réunissent en secret, changeant de lieu de réunion chaque jour.

Emma Goldman raconte son départ pour New York (p. 328) :

L’atmosphère stimulante de notre mouvement à Paris et mes aventures merveilleuses dans cette ville me donnaient envie de prolonger mon séjour. Mais il était temps de partir. Nous n’avions pratiquement plus d’argent. En outre, des inspecteurs s’étaient déjà rendus à l’hôtel à la recherche de renseignements sur Mme Brady6. Je n’en revenais d’ailleurs pas que la police ne m’ait pas encore donné l’ordre de quitter le pays. Victor Dave suggéra que c’était à cause de l’Exposition universelle ; les autorités voulaient éviter toute mauvaise publicité au sujet des étrangers. Très tôt, par une matinée sombre et bruineuse, Eric, Hippolyte et moi nous rendîmes à la gare, suivis par plusieurs agents du renseignement en fiacre et un autre à bicyclette. Ils nous firent au revoir de la main lorsque le train s’ébranla, mais nous en retrouvâmes un dans le compartiment attenant à notre coupé. Il nous suivit jusqu’à Boulogne et ne nous quitta que lorsque nous montâmes à bord du bateau.

Si ses souvenirs sont exacts – elle écrit son autobiographie plus d’un quart de siècle après ce séjour à Paris – elle aurait aperçu l’une des toutes premières bicyclettes de fonction attribuées aux policiers français7.

Se faire embarquer à New York

Manifestation de l’évolution rapide des modes de transport en ce début de XXe siècle, c’est à bord d’une voiture qu’Emma Goldman – arrêtée avec son fidèle camarade Alexandre Berkman – est conduite 17 ans plus tard vers les bureaux new-yorkais de la police fédérale. La description de ce trajet vaut le détour (p. 684) :

Sasha et moi eûmes le privilège de prendre place dans la voiture du marshal en chef. Nous traversâmes en trombe les rues embouteillées, tandis que les gens effrayés par les beuglements stridents de l’avertisseur s’éparpillaient comme un vol de moineaux. Il était dix-huit heures passées, et les usines déversaient des foules d’ouvriers, mais McCarthy ne permit pas au conducteur de ralentir, pas plus qu’il ne tint compte des signes affolés des agents de circulation le long de la route. Quand je lui fis remarquer qu’il dépassait la limitation de vitesse et mettait en danger la vie des piétons, il répondit d’un ton suffisant : « Je représente le gouvernement des États-Unis. » »

À la suite de cette énième arrestation, elle sera condamnée à deux ans de prison pour « complot contre la conscription » en vertu de l’Espionage Act of 1917, loi fédérale toujours en vigueur. Après avoir purgé sa peine au pénitencier du Missouri elle sera expulsée des États-Unis8.

Emma Goldman photographiée par un paparazzi de l’époque dans un des Cable Cars de San Francisco en 1917.

De lointains héritiers (à vélo)

Dans le nord-ouest des États-Unis, à Olympia, des bénévoles du collectif Emma Goldman Youth and Homeless Outreach Project (EGYHOP) partent pédaler tous les soirs en ville depuis 1998. Voilà comment ils décrivent leur action sur leur site :

Chaque soir une équipe de deux bénévoles sillonne les rues pendant 3 à 8 heures avec des vélos équipés d’une carriole transportant du matériel d’urgence et de secours, du matériel de camping, des vêtements et chaussettes, du café, de la nourriture provenant de dons, et des informations sur des services locaux parmi d’autres choses. Une tournée ordinaire commence à 18h et se termine entre 21h et 2h du matin selon les besoins.

Ils participent également à un programme gouvernemental de fourniture et de récupération de seringues auprès des injection drug users qu’ils rencontrent9.

Une photo tirée de leur page Facebook :


Crédit photo :

Notes

  1. Présentation du livre sur le site de l’éditeur.
  2. Curieux quand on sait combien le vélo a été un outil d’émancipation des femmes. Voir par exemple « How the bicycle became a symbol of women’s emancipation », The Guardian, 4 novembre 2011.
  3. Comme le soutiennent les conservateurs du fonds des Emma Goldman Papers à la page Birth Control Pioneer : « Standard histories of the birth control movement often overlook Emma Goldman’s pioneering role ». Les archives rassemblées et détenues par l’université de Californie à Berkeley peuvent être explorées via ce site.
  4. Les traductrices ont été interviewées par le mensuel CQFD dans son numéro de novembre 2018.
  5. Pour le contexte historico-politique, on peut se reporter à ce texte d’Alternative libertaire : « Septembre 1900 : la fusion entre l’anarchisme et la gauche du socialisme échoue », 4 novembre 2010.
  6. Emma Goldman s’était enregistrée à l’hôtel sous un faux nom.
  7. « C’est pour l’Exposition universelle de 1900 que les premières bicyclettes sont fournies à un sous-brigadier et trois gardiens du 16e arrondissement de Paris » selon l’historien Christian Chevandier (Policiers dans la ville, Folio histoire, 2012, p. 208).
  8. Immigrée, elle n’avait pas obtenu la nationalité états-unienne en raison d’un imbroglio juridique autour de son premier (et unique) mariage suivi d’un divorce.
  9. « The Bike-Based, Anarchist Public Health Project That’s Keeping People Alive On Olympia’s Streets », KNKX, 10 novembre 2018.

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