Un Ami qui ne vous veut pas que du bien — par Sébastien Marrec

En 2000 sortait l’excellent film Harry, un ami qui vous veut du bien dans lequel la voiture occupe une place de choix1. Vingt ans plus tard c’est un autre type d’Ami qui pointait le bout de sa carosserie. A priori moins inquiétant que le Harry du film… Quoique… rien n’est moins sûr2. Le succès de cette petite voiture sans permis est l’objet de la réflexion de Sébastien Marrec – bien connu dans la cyclosphère – qui a d’abord publié le 24 octobre un très long fil Twitter très remarqué. Il aurait été dommage que sa réflexion se perde dans les limbes de Twitter. Sébastien a aimablement accepté que je re-publie ici son texte et il en a même profité pour en livrer une version sensiblement affinée3. Merci à lui et bonne lecture.


Lorsque l’on pense aux bouleversements provoqués par la pandémie en matière de mobilité, surgissent immédiatement la perte d’usagers des transports en commun, le renforcement de la voiture individuelle, les coronapistes et la progression de l’usage du vélo, Les voitures sans permis sont rarement évoquées. Pourtant, leurs ventes ont notablement décollé juste après le premier déconfinement. De nombreuses personnes ont délaissé les transports en commun au profit de modes individuels : le vélo, le deux-roues motorisé mais aussi la voiture sans permis. Ces dernières sont devenues la coqueluche des lycéens et des jeunes actifs. Ainsi, pendant que l’usage du vélo continue de baisser chez les mineurs, Citroën se frotte les mains. Son modèle de minicitadine sans permis, l’Ami, bat des records de ventes. Qu’est-ce que cela vient signifier de notre rapport à la mobilité ?

Une Ami déjà cognée dans les rues de Paris en 2020.
Crédit : TRABANTINO*, CC BY 2.0, via Wikimedia Commons

Introduction

Depuis ses débuts, l’automobile est associée à l’imaginaire du progrès, pas seulement technique mais social et humain. Le philosophe Roland Barthes, dans un fameux texte, assimile l’automobile à un mythe, « une grande création d’époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier »4. Observant le lancement de la DS (du même constructeur Citroën !), Barthes comparait l’automobile aux cathédrales gothiques. L’Ami ne tardera pas à s’apparenter quant à elle à l’église néogothique du XIXe au centre du village. Une église tellement quelconque et sans charme que plus personne ne la regarde ni ne l’admire, mais à laquelle tout le monde s’est habituée.

Les ventes de voiture sans permis ont augmenté de 47% en 2021 par rapport à 2020. Près de 23 000 véhicules sans permis ont été mis en circulation en France, soit plus de la moitié des ventes en Europe. Sur le marché automobile hexagonal, elles représentaient en 2021 1,4% des ventes, contre 0,6% en 2018. Si le segment est encore une niche, sa progression est spectaculaire dans un contexte très morose pour l’industrie automobile depuis 2020. Tous les constructeurs historiques profitent de la tendance, et pas seulement Citroën. Si l’on prolonge la croissance des ventes observée depuis 2020, il se vendra chaque année 100 000 voitures sans permis neuves d’ici 5 ans, et le parc automobile en comptera plusieurs centaines de milliers.

Évolution des immatriculations de voitures sans permis en France entre 2016 et 2021.
Graphique : Sémaphore Conseil

Opportunité législative et renouveau des gammes

Depuis l’antique « voiturette » de Léon Bollée en 1896, la France s’est imposée comme la patrie des voitures sans permis. Après-guerre, et jusqu’à la fin des années 1950, de nombreuses micro-voitures sont lancées pour répondre à la demande de transport motorisé individuel bon marché. Une réglementation favorable permet l’émergence des voitures sans permis modernes, appelées « quadricycles légers à moteurs » dans la législation. Les voitures sans permis ont des caractéristiques précise : leur vitesse maximale est de 45 km/h, leur poids n’excède pas 425 kg, et elles ne peuvent pas circuler sur les autoroutes et voies rapides. La France est restée de loin le premier marché européen en termes de ventes, malgré des années où les ventes ont stagné, par exemple après la crise de 2008. La presse automobile évalue à plus de 250 000 voitures sans permis en circulation en France, mais il n’existe aucune statistique publique officielle.

Léon Bollée et son épouse sur un tricycle motorisé de son invention.
Crédit : Max de Nansouty, Public domain, via Wikimedia Commons

L’une des principales raisons de l’essor des voitures sans permis est réglementaire : en 2014, la loi a fait passer l’âge légal pour passer le permis AM de 16 à 14 ans et rendu possible la conduite de quadricycles légers dès cet âge. Les conditions dans lesquelles ce changement s’est produit et les raisons pour lesquelles il s’est produit restent assez difficiles à cerner. L’argumentaire des législateurs reposait principalement sur l’opportunité de ces véhicules en matière d’apprentissage de la conduite avant 16 ans, afin de faciliter le passage du permis B à 18 ans. On peut faire l’hypothèse que les petits constructeurs de ces véhicules, représentant un secteur en croissance, ont fait du lobbying afin d’obtenir ce précieux décret, qui permet d’étendre leur clientèle. En effet, les clients ont pu étaler le financement de leur voiture sur permis sur quatre ans d’usage (de 14 à 18 ans) au lieu de deux (de 16 à 18 ans), ce qui rend l’achat plus rentable. Il s’agissait aussi peut-être pour l’Etat de répondre aux besoins des personnes ayant perdu leur permis, de plus en plus nombreuses avec l’instauration du permis à point (1992) et le déploiement des radars automatiques (2003).

Pour les personnes nées après 1987, donc pour tous les mineurs, le terme de « voiture sans permis » n’est pas le plus approprié. Il faut bien le permis AM pour conduire un quadricycle léger, mais celui-ci s’obtient après une formation rapide et sans examen, ce qui n’est pas partout le cas en Europe. En Italie, par exemple, où le permis AM a supplanté le patentino, ancien nom de ce permis de conduire, il ne faut pas faire plus de trois erreurs à un examen théorique et passer un examen pratique. Même en sa détention, le conducteur ne peut pas transporter de passager avant l’âge de 16 ans – c’est même 18 ans en Belgique – alors qu’en France, il est possible d’embarquer quelqu’un dès 14 ans. Dans plusieurs pays, l’âge minimum est de 15 ans (Finlande, Suède, Allemagne), de 16 ans (Belgique, Royaume-Uni), qui est l’âge recommandé par la directive européenne sur le permis de conduire, et même de 18 ans au Danemark. Loin de relever la conduite de tous les véhicules motorisés à 16 ans pour éviter l’utilisation de tels véhicules à un âge trop jeune, comme c’est le cas dans la plupart des pays européens, la France est très permissive en matière d’âge minimum pour la conduite. C’est un trait caractéristique de la législation française : après-guerre déjà, l’Etat français se singularisait par son laxisme en matière d’usage des cyclomoteurs5. Il suffisait d’avoir 14 ans pour les conduire. Des années 1950 aux années 1970, la France était l’eldorado des constructeurs de deux-roues motorisés légers. Plus discrète, la fabrication de voitures sans permis est aussi un savoir-faire français apparu à la faveur d’une réglementation très favorable, de contraintes d’homologation beaucoup moins lourdes que pour des voitures classiques (de catégorie M1) et de faibles coûts de développement.

L’autre grande raison de ce succès réside dans l’élargissement de l’offre des voitures sans permis. Passablement ringards il y a quelques années, les voitures sans permis ont perdu leurs lignes grossières pour ressembler à de petites citadines « sexy » (selon les dires de Ligier), imitant le style des populaires SUV et autres crossovers. Le passage à l’électrification participe à dépoussiérer les gammes, à normaliser leur usage et permet aussi de présenter ces véhicules comme parfaitement écologiques, chose difficile avec les motorisation diesel bruyantes et polluantes (faisant subir au conducteur des vibrations permanentes). Avec une voiture sans permis électrique, non seulement il n’y a pas besoin de passer les examens du Code de la route et du permis de conduire, mais aussi de payer de lourds frais de réparation, de contrôle technique (non requis6) et surtout de carburant (comptez 1€ de coût énergétique aux 100 km)7. Environ la moitié des véhicules sans permis vendus aujourd’hui sont électriques. Le constructeur Aixam propose ainsi une gamme complète de véhicules sans permis 100 % électriques. Les plus chères, garnies de bois, de cuir et de chrome, sont tout équipées : climatisation, verrouillage centralisé, caméras de bord, sièges chauffants et bien sûr assistance à la conduite et Bluetooth. Mais il existe aussi des modèles moins coûteux dont l’Ami est l’exemple par excellence.

L’Ami, ou la disruption d’un marché très français

Jusqu’à la sortie de l’Ami en 2020, la voiture sans permis offrait un faible coût d’usage en contrepartie d’un coût d’achat (ou de location) élevé : 9000 à 10 000 euros à l’achat pour les modèles les moins coûteux, plus de 15 000 avec les équipements d’une voiture classique. L’Ami a rebattu les cartes en cassant le coût d’achat et de location : environ 6800 euros aujourd’hui pour le modèle de base, en comptant le bonus écologique octroyé par l’Etat. Autrement dit, il s’agit du véhicule motorisé produit en série doté de 4 roues, d’une carrosserie et d’un habitacle le moins cher du marché. L’Ami se recharge presque aussi facilement qu’un téléphone portable, et peut être payée mensuellement pour le prix d’un forfait mobile (19,99€), après avoir effectué un premier apport d’environ 3500 euros tout de même (le prix d’un VAE très haut de gamme). Il faut seulement compter l’assurance, au moins 1200 € par an. Outre son abordabilité, l’Ami se démarque beaucoup des voitures sans permis de ces dernières années par son design, reconnaissable entre tous. Malgré son bas prix et sa forme cubique assumée, elle attire la sympathie des jeunes par son aspect de gros jouet roulant. Elle peut même être personnalisée à grand renfort de stickers et de finitions aux couleurs acidulées, qui lui donnant une allure pseudo « sportive ».

Une Ami exposée au Car Show de Zürich en 202.
Crédit : Alexander Migl, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

Depuis son lancement en mai 2020, l’Ami (et ses dérivés pour d’autres pays) s’est vendue au total à environ 25 000 exemplaires en Europe, pour des particuliers comme des entreprises. Les services postaux portugaise et marocaine en ont par exemple acheté plusieurs centaines pour leurs agents. Si elle n’était pas considérée comme un quadricycle à moteur mais comme une voiture de tourisme, l’Ami intégrerait le classement des vingt meilleures ventes de modèles en France ! À titre de comparaison, il s’est vendu moins de Twizy… ces dix dernières années. Cette autre minicitadine, lancée en 2011 par Renault, a gardé des ventes plutôt confidentielles malgré sa médiatisation et son design futuriste.

Une Renault Twizy.
Crédit : Sciencia58, CC0, via Wikimedia Commons

Avec l’Ami, Citroën est devenu du jour au lendemain le deuxième constructeur de voitures sans permis (derrière Aixam, une entreprise dont c’est le cœur d’activité depuis les années 1970) puis leader dès fin 2020. Cette entrée fracassante sur un segment discret des ventes d’automobiles n’est pas seulement notable en tant que tel. Le succès a déjoué les pronostics de vente et fait taire les sceptiques. Qu’un grand constructeur fasse de ce véhicule un symbole de la mobilité de demain et obtienne un si bon résultat commercial a bouleversé le discret marché de la voiture sans permis. En mettant en lumière, par cette diffusion exceptionnelle, l’existence des voitures sans permis, l’Ami constitue sans doute un tournant majeur du formidable développement que ce marché ne fait qu’amorcer – à moins d’un encadrement législatif restrictif.

Là où la force de frappe de Citroën se manifeste notamment par rapport à d’autres constructeurs, outre le prix et la publicité autour de l’Ami, ce sont les services associés. Le constructeur propose des essais de l’Ami à proximité du client et la livraison à domicile. Pour faciliter le bouche-à-oreille et toucher les publics, Citroën a lancé un ingénieux dispositif créant un « effet de club »8, « My Ami Superfan ». L’idée : mettre en lien des propriétaires d’Ami et de potentiels clients. 10 % des clients essayent d’abord l’Ami par ce dispositif. À l’origine, Citroën ne voulait pas seulement toucher des adultes qui n’ont pas ou plus le permis comme les voiturettes « à la papa ». Une police d’assurance ad hoc a été créée avec un courtier, une première pour la marque. L’objectif est d’assurer les clients de l’Ami au meilleur prix. D’autres constructeurs de voitures sans permis proposent des packages. De tels services pour les vélo, même à assistance électrique haut de gamme, sont rares. Autant vous munir de plusieurs antivols à l’extérieur pour un vélo coûteux, étant donné qu’en matière d’assurances pour les vélos, les restrictions sont nombreuses et le pourcentage de vétusté est souvent important. Obtenir une indemnisation peut s’apparenter à un parcours du combattant.

Il en est de même pour la maintenance du véhicule. Des réparateurs agréés s’occupent de l’Ami endommagée ou en panne, comme pour n’importe quel voiture. Pour faire réparer un vélo, il faut une disponibilité de rendez-vous chez un vélociste (capable de prendre en charge votre modèle, si celui-ci n’a pas que des composants génériques), attendre la livraison des pièces détachées (pas toujours en stock, notamment à cause des pénuries de matériaux et des difficultés d’approvisionnement), patienter pour la réparation. Quant à l’adolescent qui veut aujourd’hui louer un vélo à un service de location, il doit présenter une autorisation écrite et signée par ses parents. Alors que le projet gouvernemental de leasing social de voitures électriques pour 100€ par mois fait l’objet d’une attention médiatique soutenue, il est rarement question des multiples intérêts d’un dispositif équivalent pour le vélo, qui, pour beaucoup moins cher, permettrait à tous les ménages (y compris très modestes) de s’équiper en vélos ou d’en louer sur une longue durée. Des initiatives publiques ou privées en la matière existent, mais elles couvrent trop peu de territoires et disposent de parcs insuffisants pour massifier l’usage du vélo et atteindre les publics adolescents – pour lesquels, par ailleurs, il faudrait des vélos attirants et diversifiés.

Aux prémices d’un déferlement

Une concurrence féroce s’annonce sur le marché encore émergent des voitures sans permis, entré dans un changement de dimension. Leur succès n’est pas un phénomène franco-français : la tendance à la hausse des ventes est aussi marquée dans plusieurs pays, comme l’Italie ou la Suède. Stellantis, la multinationale de l’automobile à laquelle Citroën appartient, duplique l’Ami en la transférant chez d’autres marques en Allemagne et en Italie : on trouve désormais la Rocks-e chez Opel, et bientôt la Topolino arborant le logo de Fiat. Les prix sont et seront très similaires. L’intérêt pour les constructeurs ? Contourner les réglementations limitant dans certains pays la production des quadricycles légers et profiter de la notoriété des marques dans leurs pays respectifs d’origine pour mieux vendre9.

Une Opel Rocks-e.
Crédit : Alexander Migl, CC BY-SA 4.0 https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0, via Wikimedia Commons

Renault a tardé à répliquer à Citroën mais sortira fin 2023 la Mobilize, successrice de la Twizy. Elle ne sera pas proposée à la vente, mais uniquement en location. Micro Mobility Systems (marque suisse) a lancé la Microlino Lite, descendante en version électrique de la célèbre BMW Isetta d’après-guerre (15 000 euros tout de même). Pêle-mêle, on peut aussi citer la Mily de Ligier, premier modèle électrique de ce constructeur historique de voitures sans permis (qui promet une autonomie allant jusqu’à 130 km), la City Sport chez Aixam, la Eli Zero, l’Estrima Biro, la Silence S04… Il serait fastidieux de toutes les citer, mais les concurrents à l’Ami, généralement moins basiques et plus confortables, s’apprêtent à débarquer en nombre. Et encore : la faiblesse de l’autonomie des quelques modèles électriques existants et le coût de fabrication des modèles électriques limitent pour l’instant un essor plus grand encore. Si vous ne connaissez pas encore leurs noms, cela risque de changer : ces constructeurs automobiles font partie des rares à avoir fait progresser leurs ventes depuis la crise sanitaire.

Micro Microlino EV.
Crédit : GinaCostanza76, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

L’Ami touche des artisans, commerçants et entreprises en milieu urbain qui n’ont pas besoin de transporter de charges importantes, en offrant l’avantage de son faible coût. Avec les nouvelles restrictions de circulations mises en place avec la création et le renforcement de zones à faibles émissions (ZFE)10, la généralisation du 30 km/h ainsi que la diminution de l’espace de stationnement dans un nombre croissant de villes, la voiture sans permis électrique devient une option pleine d’avantages pour se déplacer sans contraintes, s’affranchir des interdictions, sans payer le stationnement (au moins pour une certaine durée), en se garant dans le moindre recoin. Une option représentée comme écologique, avec une faible consommation énergétique.

Ni vu ni connu quelque part à Paris en 2018.
Crédit : Photo EmmanuelSPV.

De plus en plus polyvalentes et performantes, les voitures sans permis sont aussi attractives pour des habitants de zones périurbaines ou rurales, mal desservies en transports en commun et peu dotées en pistes cyclables (et où plus généralement les autres éléments du système vélo – stationnement, magasins et réparateurs, aides et indemnités à l’achat et à l’usage – sont absents). 40% des acheteurs de l’Ami, par exemple, n’habitent pas en ville. Les jeunes actifs, issus de ménages très motorisés, y sont particulièrement ciblés. Ils ont un rapport de plus en plus neutre et de moins en moins passionnel à l’automobile, et ils peuvent utiliser une voiture sans permis pour tous leurs déplacements de proximité. Les seniors sont ainsi moins nombreux qu’avant en proportion dans la clientèle, au profit notamment de ces actifs qui s’orientent vers la voiture sans permis, plus sobre en énergie en comparaison d’une voiture citadine et moins coûteuse. Ce choix peut être le résultat d’un arbitrage en rapport avec d’autres postes de dépenses incompressibles. Ainsi, deux tiers des clients d’Aixam sont des actifs, jeunes ou moins jeunes. Cette évolution se constate aussi dans les chiffres de la sécurité routière : en 2021, parmi les 511 conducteurs de voiturettes impliqués dans un accident corporel, près d’un quart a entre 14 et 24 ans, mais 15 % ont entre 25 et 34 ans et 17 % entre 35 et 44 ans. Les personnes plus âgées sont minoritairement impliqués dans ces accidents.

Contrairement à ce qui est souvent avancé dans des médias, il n’y a en effet pas de désaffection significative des jeunes par rapport à la voiture. Si davantage de personnes entre 18 et 24 ans ne passent pas le permis à cet âge, ces personnes le passent plus tard dans la vie. Il faut en moyenne trois mois pour passer l’examen, mais dans certaines préfectures c’est bien davantage. Le délai a en outre été considérablement allongé avec la crise sanitaire. Le coût du permis de conduire (entre 1500 et 2000 euros en moyenne, à condition de réussir au premier passage) peut aussi représenter un problème insoluble pour des ménages modestes. C’est l’un des principaux freins au passage de l’examen avant 24 ans, malgré la multiplication de dispositifs de financement mis en place par les pouvoirs publics. Hervé Marchal, professeur de sociologie, parle du permis comme d’une « envie sous contraintes ». L’accès à l’achat d’une voiture, dont le coût neuf ou d’occasion est en nette hausse, est aussi de plus en plus retardé. Yoann Demoli estime que « le besoin ou l’envie d’automobile attend sur le bord de la route des conditions plus favorables » pour les jeunes11. En attendant des conditions plus favorables, la voiture sans permis peut être une solution suffisante pour beaucoup, tout en permettant d’avoir accès à moindre coût à sa propre voiture. Et pourquoi pas, de surcroît, sa propre voiture neuve, électrique et peu chère, comme l’Ami.

Extension du domaine de l’automobilisme

Mais les nouvelles voitures sans permis sont surtout un véritable outil de conquête des adolescents. Pari gagné pour les constructeurs : ils s’en entichent. Plus de 40 % des conducteurs d’Ami sont mineurs12, tout comme chez Ligier, où la part des mineurs a été multiplié par huit en cinq ans13. « Les nouveaux achats visent désormais, pour quasi-totalité, un jeune public », estime Ludovic Dirand, directeur commercial de Ligier Group14. Dans un article d’Aujourd’hui en France publié fin août, un cadre du même fabricant commente sans détour : « Nous sommes passés de l’alcoolique privé de quelques neurones à l’ado un peu kéké de la Côte d’Azur ». Chez le constructeur, on fait l’hypothèse que l’eldorado que la région méditerranéenne représente n’est pas sans lien avec une faiblesse caractéristique de l’offre de mobilité urbaine. Ce n’est pas la seule explication. Les parents sont de plus en plus enclins à offrir des voitures sans permis plutôt qu’un scooter ou un vélo, qui représentent plus de risques et ne protègent pas des aléas météorologiques. Or, la voiture domine encore nettement la mobilité dans les villes du sud de la France, et l’usage du vélo reste très secondaire par manque d’aménagements, de services et de modération de la circulation.

Le « phénomène Ami » s’est en réalité étendu à l’ensemble du pays. Dans un article sur un lycée de La Baule (44), le journaliste rapporte le constat de la direction de l’établissement : « Ça se développe, c’est sûr. La rue et le stationnement sont parfois encombrés ! Les parents préfèrent ces véhicules pour la sécurité de leurs enfants »15. L’habitacle fermé et carrossé des véhicules sans permis les rassurent. Cette demande a été parfaitement identifiée à la fois par les constructeurs historiques de voitures sans permis – qui ont revu leurs éléments de sécurité à bord – et par de nouveaux constructeurs, mais aussi bien sûr par les constructeurs historiques de quadricycles légers motorisés. Non sans quelque étonnement, comme celui qu’exprime François Ligier, PDG de l’entreprise éponyme : « Nous avons vu arriver des publics qui n’avaient pas d’a priori sur le produit. Des adolescents, aujourd’hui, qui bavent devant une Ligier. Quel grand écart d’image avec ce que nous avons pu représenter ! ».

Le génie de Citroën n’est pas seulement de s’attaquer à un segment prometteur mais de bouleverser la donne de la conduite des mineurs. En mettant en vente un véhicule accessible à un large public, compact, agile et maniable, spacieux pour ses usagers, pas cher (en comparaison d’une Renault Twizy ou de la moindre citadine), l’Ami incorpore dès l’âge de 14 ans la croyance en la nécessité de l’automobile. Celle-ci conforte son hégémonie en assurant répondre aux nouvelles attentes de la mobilité individuelle, « en phase avec les évolutions de la mobilité » comme l’affirme Citroën dans son communiqué de lancement de l’Ami. Ce modèle touche aussi bien des collégiens mais surtout des lycéens en milieu rural profond que ceux des beaux quartiers de villes de toutes tailles. Les médias se font l’écho de cette success story. À Deauville et Trouville-sur-Mer, c’est champagne chez les concessionnaires Citroën16. Deauville compte la plus forte densité d’Ami par habitant ! Sur la Côte d’Azur, idem : « À Cannes, sur l’année 2021, on en a vendu 157. On en avait vendu 60 en 2020… 90% de nos ventes sont pour des lycéens », détaille-t-on dans cette concession Citroën de Cannes17. Le succès étonne encore davantage au garage Citroën de La Baule. Il s’en est déjà vendu une vingtaine en six mois. Le garage de Guérande, à quelques kilomètres, sera bientôt agréé pour en commercialiser18.

Ces adolescents n’étaient pas des clients de Citroën. Pour la plupart, leurs parents ne sont probablement pas des clients de Citroën. Mais en prenant le volant d’une Ami, ils garderont à l’âge adulte un lien émotionnel à ce véhicule comme ils peuvent l’avoir pour un ancien téléphone. Ce lien émotionnel se crée à un moment charnière de la vie remplis de moments marquants et inoubliables. Désormais, il y aura Citroën dans ces souvenirs, leur propre Citroën, leur compagnon de route, littéralement leur ami. C’est le coup de maître du constructeur. Même en location, les adolescents se l’approprient, leur donnent déjà un petit nom : il n’est pas question de « voiture sans permis », encore moins de « voiturette », mais bien de « ma Citroën », ma « sans p ». Aucun hommage ici au regretté dessinateur fasciné par la bicyclette, disparu cet été : il s’agit bien du diminutif de « sans permis ». Beaucoup la personnalisent – Citroën vend ainsi de très chers autocollants pour distinguer son Ami de celle d’à côté au parking du lycée – et certains n’hésitent pas à la débrider pour faire des pointes de vitesse à 70 km/h et plus, à leurs risques et périls.

Mais si l’Ami peut donner l’impression de rester surtout prisée par la jeunesse dorée, son aura s’est socialement étendue. Qui dit accroissement des ventes de voitures sans permis dit apparition d’un véritable marché de l’occasion. Pour l’instant, la demande et les délais de livraison pour des Ami neufs sont tels que le prix des rares exemplaires d’occasion est bien souvent… supérieur au neuf ! Si les contraintes d’approvisionnement sont levées et que la production s’accélère dans les mois à venir, un marché de l’occasion rendant les Ami plus accessibles finira par se déployer. Il est déjà possible, mais difficile, de trouver de vieilles voitures sans permis d’occasion d’autres marques, avec une motorisation essence, à partir de 4000 euros (et à partir de 2000 pour une motorisation diesel). Avec une demande supérieure à l’offre, la décote est limitée pour beaucoup de modèles plus récents qui se revendent facilement. Sur Leboncoin, où l’on trouve actuellement plus de 3000 offres dans toutes les régions, les annonces ont augmenté de 5 % par an depuis 2020. De plus en plus de concessions et de garages sont spécialisées dans les voitures sans permis, et proposent des modèles d’occasion.

À véhicule nouveau, commercialisation atypique

Selon le psychologue et spécialiste de la sécurité routière Jean-Pascal Assailly, les jeunes voient davantage la voiture comme un outil, une machine à laver par exemple. Citroën a semble-t-il pris la formule au pied de la lettre. En effet, l’Ami n’est pas proposée chez les concessionnaires de la marque, où elle peut seulement, chez certains d’entre eux, être réparée. Elle a d’abord été imaginé comme un véhicule partagé à louer, disponible en autopartage dans le réseau Free2Move du Groupe PSA. Mais la propriété a pris le dessus. Dès son lancement, il était possible de l’acheter sur Internet et, plus surprenant, dans les magasins Fnac et Darty, où elle est exposée aux côtés des VAE d’entrée de gamme et des trottinettes électriques. La commercialisation a même commencé à la Fnac et au Darty du quartier des Ternes, à Paris. Citroën s’appuie sur un mastodonte de la mobilité urbaine : le groupe Fnac Darty est le premier distributeur de trottinettes électrique en France.

Ami à la Fnac des Halles en septembre 2020.
Crédit : Photo EmmanuelSPV

L’Ami se retrouve aux côtés des fours, des lave-linge ou des écrans plats. Citroën impose ainsi son Ami dans la panoplie banale des produits électroménagers, devenus aussi anodins qu’indispensables. L’exposition de l’Ami apostrophe les clients de ces magasins venus chercher un micro-ondes, un disque ou flairer les dernières tendances : « Si vous ne vous passez pas de réfrigérateur, même s’il reste quasi vide, pourquoi n’achèteriez vous pas une petite voiture sans prétention ? ». Car à part quelques furieux écolos décroissants, qui se passe d’un réfrigérateur ?

Même s’il s’agit là d’un véhicule, cette stratégie de vente reflète la volonté de présenter l’Ami comme un objet pensé pour un vaste public, accessible financièrement et adepte des dernières tendances. Elle s’inscrit dans la volonté des constructeurs de dissiper les critiques sur les nuisances individuelles et collectives de la voiture et de perpétuer son évidence pratique. Paradoxalement, mais en apparence seulement, l’Ami participe pleinement à renouveler la colonisation de l’imaginaire de soutien à l’automobile, non plus en tant qu’objet sacré de pouvoir et signe extérieur de richesse, dont l’existence seule justifierait son intérêt, mais comme un anodin « objet électroménager de mobilité ». Non plus en la magnifiant, mais en la banalisant. Nombre de constructeurs ne se présentent d’ailleurs plus comme tels depuis des années mais comme des « solutionneurs de mobilité », des concepteurs de « petits objets de mobilité » à l’écoute des besoins estimés naturels du plus grand nombre, mais surtout de leurs désirs. De vénérable cathédrale gothique, Citroën achève mine de rien de faire de la voiture un produit de consommation courante, tout en veillant à ce que cet objet désacralisé reste attirant pour les publics visés. Quel meilleur lieu pour une voiture sans permis pour tous qu’en tête de gondole de magasins très fréquentés et appréciés ?

Conformément à cette stratégie, l’Ami dynamite la communication habituelle des nouveaux modèles. Sur un registre direct, la publicité de lancement de l’Ami maniait habilement l’autodérision en comparant le véhicule à un grille-pain, contrant les critiques des contempteurs et mettant les rieurs de son côté. Un objet cependant plus tendance qu’un grille-pain pour les adolescents : un accessoire de hype incarnant l’époque. « Si t’as pas ta sans p à 15 ans, t’as raté ta puberté » s’amuse dans une formule la journaliste Stéphanie Harounyan dans Libération19. Pour affirmer la « coolitude » du véhicule, Citroën s’est ainsi amusé à sortir une Ami « Buggy » en une série limitée à l’été 2022. Les cinquante exemplaires se sont vendus en quelques secondes.

Citroën My Ami Buggy Concept à Rétromobile 2022.
Crédit : Y.Leclercq©, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

En tentant ainsi la synthèse improbable entre voiture sans permis et véhicule tout-terrain, l’Ami s’affirme comme véhicule branché à travers une communication qui fait mouche, et qui s’appuie sur des canaux très divers, des classiques affiches aux partenariats sur les réseaux sociaux. Citroën utilise tout le  : le #sansp a investi TikTok et Instagram avec des photos de selfies au volant ; le constructeur se présente sur son compte Twitter comme « la seule marque automobile qui vend aussi des grille-pains » ; Deezer propose des « contenus musicaux exclusifs » dans une playlist spéciale My Ami Club. De jeunes Youtubers bien briefés par le marketing de Citroën font des vidéos à bord de l’Ami, sous forme de tests et de défis, qui totalisent des millions de vues. Quel Youtubeur fait ça pour le vélo utilitaire ? Et c’est sans compter les vidéos montrant des conducteurs néophytes tentant d’effectuer un créneau, pris à la volée et partagées des milliers de fois…

Les enquêtes le montrent : l’appétence pour les véhicules individuels est beaucoup plus forte. La « génération climat » présentée comme telle à toutes les sauces a en fait toujours envie de conduire, mais elle est davantage freinée par des contraintes financières. Conduire une voiture demeure un facteur de distinction, de réussite, d’individualisme qui permet de signifier son appartenance à un groupe. Dans une société aussi structurée par la voiture, son usage facilite les rapports sociaux et l’insertion sociale, même à l’adolescence. « Dans mon groupe d’amis, tout le monde en a. Peu importe le modèle, à partir du moment où tu as une sans permis, c’est classe » explique ainsi Emma à Libération20. Conduire permet aussi d’accomplir un désir de consommation hédoniste. Beaucoup d’adolescents se servent d’ailleurs de leur voiture sans permis pour se balader, se changer les idées, n’importe quand et sans destination précise. Ils l’investissent comme une deuxième chambre, mouvante. L’Ami répond tout le temps à tous les besoins, même les plus futiles en apparence (la satisfaction de s’échapper de l’immobilisme, des limites du domicile parental, du quartier), même pour ceux qui ne verront pas forcément l’intérêt de conduire et de posséder une voiture à 18 ans, mais qui peuvent tout à fait en rêver à 14 et renâclent à dépendre de leurs parents-taxis, des bus, des cars et des TER. Avec l’Ami, les parents n’ont aussi plus besoin de conduire leurs ados à l’arrêt de car. Les quelques minutes de marche ou de vélo jusqu’à l’établissement ne sont plus une corvée quotidienne. Ce désir est entretenu par une publicité omniprésente, qui ne connaît pas le moindre début d’encadrement malgré les mises en garde et revendications de nombreuses ONG.

Un essor au détriment des alternatives à la voiture

Sous prétexte que les conducteurs sont moins vulnérables dans une voiture sans permis qu’avec un deux-roues motorisé léger, ils ne sont pas vus comme un problème, plutôt comme un phénomène intriguant, voire sympathique. Pourtant, là aussi, c’est un véritable problème. La fabrication de l’information au sujet de l’automobile a toujours été largement encadrée par le consortium de l’industrie et des services du secteur, véhiculant une image volontairement orientée vers la promotion de la voiture. Le phénomène est renforcé par l’importance de la publicité pour l’automobile dans les médias, et par la presse spécialisée qui reproduit les argumentaires et entretient l’imaginaire en faveur de l’automobilisme, malgré les critiques dont celui-ci fait l’objet21. Cela explique certainement en partie que l’on ne dispose guère de données sur le report modal provoqué par la diffusion des véhicules sans permis, une question pourtant essentiel pour évaluer le gain environnemental.

Citroën délivre une information majeure en indiquant que 85 % des Ami achetés sont « motivées par besoin d’un véhicule complémentaire »22. Plus de trois quarts des acheteurs d’Ami sont issus d’une « une famille avec 2 adolescents, multi-motorisés »23. L’Ami est en fait la plupart du temps la deuxième, voire la troisième voiture de foyers bien équipés en automobiles. Les parents peuvent à l’occasion s’en emparer pour de petites courses : pas de carburant dépensé, pas de problème de stationnement. Idéal pour aller chercher le pain à quelques centaines de mètres. Problème : les voitures électriques apportent un gain environnemental lorsqu’elles viennent se substituer aux voitures thermiques et roulent beaucoup. L’Ami ne se substitue pas à une voiture de tourisme, mais s’ajoute souvent aux autres véhicules du ménage, participant à une tendance lourde : celle de l’intensification en équipement et de la multimotorisation. Elles représente un effet d’aubaine. Et même si elle la remplace pour certains usages, le bilan carbone n’est pas bon. L’Ami pèse 482 kg à vide, batterie incluse. C’est peu pour une voiture, mais c’est beaucoup plus qu’un VAE (une vingtaine de kilos) ou un scooter 50 cm3 (55 kg en moyenne). Et la fabrication comme l’entretien nécessitent évidemment beaucoup plus de matériaux.

Qu’en est-il du report modal ? Si les proportions ne sont pas connues, une chose est sûre : les collégiens et lycéens qui utilisent une voiture sans permis pour leurs déplacements ne les font pas… autrement. Ils l’utilisent à la place de l’accompagnement en voiture par les parents, mais aussi du scooter, des transports en commun urbains et des transports scolaires. Cette lapalissade a le mérite de souligner que l’Ami détourne les collégiens et lycéens des mal-aimés cars scolaires, adeptes des longs détours, aux horaires parfois rares et contraignants, inadaptés pour les jeunes en apprentissage et lieux de rencontres et expériences pas toujours agréables. Elle est un moyen d’échapper aux problèmes de correspondance entre différents transports en commun, et de pouvoir se rendre partout où ces transports ne vont pas. La crise sanitaire et la crainte de la contamination ont nourri cette désaffection. Les cars scolaires, en particulier, déjà mis à mal par la pénurie de conducteurs, semblent promis, dans un avenir pas si lointain, à être réservés aux derniers « publics captifs » qui n’ont pas la chance de posséder une voiture sans permis. En effet, la possibilité de conduire un véhicule dès 14 ans et la mise sur le marché de véhicules moins coûteux augmentent inexorablement les publics de l’automobilisme, ce que les témoignages d’adolescents recueillies dans la presse illustrent parfaitement24.

L’Ami vient aussi entrer en concurrence avec les scooters, les vélos et les vélos à assistance électrique, qui permettent de se déplacer rapidement et en pouvant transporter du chargement (pour les cargos) ou d’être protégés (pour les vélomobiles, encore marginales en circulation). Interrogée par Ouest-France, Ambre, lycéenne, trouve ainsi que le vélo « en hiver ou quand il pleut, c’est pas pratique » et malgré un « petit accrochage au parking », l’Ami est « plus sécurisant » que le scooter de son copain. Sans compter qu’elle risque moins de se la faire voler25.

Des abords d’établissements hostiles et accidentogènes

Aux Pays-Bas, où 76 % des élèves du secondaire utilisent le vélo pour se rendre à l’école (parcourant 6 kilomètres en moyenne), les abords des établissements sont très apaisés, l’offre de stationnement vélo abondante, l’offre de stationnement voiture limitée. Des réseaux cyclables complets sont adaptés aux déplacements en groupe. Très peu d’établissements sont aménagés de la sorte en France. Résultat : les écoles primaires voient une proportion croissante de leurs élèves emmenés en voiture à l’école (34% des élèves situés à moins d’1 km de l’école), alors qu’en parallèle les élèves cyclistes ne cessent de diminuer : ils sont passés de 7,5% à 3,3% en trente ans. Les abords des groupes scolaires sont généralement constitués de parkings au plus près des accès (parfois plus que les cars !), voire de multiples contre-allées servant de dépose-minute. Si au contraire le stationnement n’était possible qu’à plusieurs centaines de mètres, et que l’accès était direct et sécurisé à pied et à vélo, les voitures sans permis perdraient beaucoup de leur attractivité. La modération de la circulation, encore très limitée en France, se cantonne à quelques écoles maternelles et primaires : ce sont les fameuses « rues scolaires »26. Malgré quelques expériences concluantes, très peu de collèges et de lycées en France ne sont pas directement et facilement accessibles en véhicules motorisés. Dans le même temps, les cheminements cyclables et piétons sont eux souvent discontinus, les pistes larges et sécurisées rares, et les challenges d’écomobilité peu répandus malgré le développement de plan de déplacements établissement scolaire (PDES) La généralisation du programme « Savoir Rouler à Vélo  » à l’école permettrait à chaque élève d’entrer au collège en sachant faire du vélo, mais de la formation complémentaire paraît nécessaire à chaque âge de la scolarité.

Le succès de l’Ami est donc aussi le reflet de la passivité des pouvoirs publics en ce qui concerne l’encadrement des comportements de déplacements des élèves et de leurs parents. La voiture de Citroën est apparue comme une solution idéale après des décennies qui ont entretenu le cercle vicieux des parents-taxis, condamnés à conduire leur progéniture à leur établissement et à leurs activités extrascolaires, faute notamment de système vélo développé. Elle est la conséquence d’un désintérêt chronique vis-à-vis de la promotion de la marche et du vélo. Elle révèle, du côté des élèves, l’impossibilité réelle, sinon perçue, de pouvoir trouver son autonomie à vélo pour s’échapper de la maison parentale et avoir accès à des activités jusque-là interdites et inconnues. Les « petits légumes » transportés sur la banquette arrière de la voiture familiale, décrits par l’auteur et militant pro-vélo Stein van Oosteren27, peuvent désormais investir à moindre coût la banquette avant pour continuer à se transporter sans effort, avec la bénédiction des parents, des dirigeants d’établissements, des décideurs locaux comme nationaux. En achetant une Ami, le client bénéficie d’un bonus écologique de 900 euros. Il ne coûte « plus que » 6500 euros. Comme M. Jourdain faisait de la prose sans le vouloir, l’Etat subventionne sans probablement le savoir la sédentarité des jeunes Français puisqu’une partie des conducteurs de véhicules sans permis l’utilise à la place du vélo et des cars scolaires. Seuls 31% des mineurs vont à leur établissement à pied et à vélo, et l’importance de la voiture s’est accentuée ces dernières années, notamment avec la crise sanitaire. Collégiens et lycéens ont perdu en autonomie à se mouvoir en utilisant leur propre énergie. Leurs activité physique n’a cessé de diminuer, avec de graves conséquences sur le plan sanitaire28.

La conséquence de la diffusion de l’Ami est déjà visible : pour la plupart, les Ami s’ajoutent aux voitures de tourisme, par ailleurs de plus en plus imposantes et lourdes, et font augmenter le trafic de véhicules motorisés aux abords des collèges et des lycées aux heures de pointe. Si les accidents mortels restent rares (14 tués en 2021 dans des accidents impliquant des voitures sans permis, dont 11 conducteurs), le risque d’accidents augmente et dégrade inévitablement les conditions de circulation des piétons et cyclistes. Sans compter que les voitures sans permis sont légères, peu résistantes et soumises à un différentiel de vitesse majeur avec les voitures de tourisme sur les routes limitées à 70, 80 ou 90 km/h. En regardant les faits divers de la presse quotidienne régionale de ces derniers mois, les accidents graves ne manquent pas. Le phénomène est néanmoins trop récent pour mesurer l’évolution des accidents impliquant des voitures sans permis à partir des statistiques de la Sécurité Routière.

L’Ami, nouvel avatar de la domination du système automobile

Malgré les critiques et railleries exprimées (notamment sur la clientèle attendue et le design du modèle), des suspensions inexistantes et les innombrables défauts qui ont causé beaucoup de pannes, l’Ami semble exercer un attrait irrésistible. À mon sens, son succès est symptomatique d’un « fait social total » qui se renouvelle de génération en génération malgré toutes les évolutions sociétales et l’apparition d’enjeux nouveaux : l’automobile comme symbole de liberté et d’autonomie. Si la voiture leur paraît moins indispensable en permanence, une forte majorité de jeunes considère toujours la voiture comme marqueur d’émancipation. C’est particulièrement le cas en milieu rural, comme l’a montré l’étude Cetelem sur la fracture automobile de 202029. Reste que si les constructeurs n’ont pas ménagé leurs efforts, c’est que l’enjeu est de taille : il s’agit de ne pas détourner les nouvelles générations (ayant grandi en milieu urbain) de la voiture comme objet de possession, mais surtout comme objet dont on fait un usage régulier. Sous peine de voir la clientèle future se raréfier…

Faire des jeunes de 14 ans des automobilistes enthousiastes, fût-ce par des quadricycles motorisés en plastique, revient à leur faire considérer ce mode comme durable et cool, à leur incorporer la croyance en la nécessité de l’automobile, et donc à conditionner leur futur à son usage. La visibilité de l’Ami a fait comprendre qu’il n’était plus nécessaire de conduire une voiture classique. Cette socialisation précoce et intense à l’automobile, qui se passe de permis, influence les décisions d’équipement et les comportements de déplacement à l’âge adulte. Les adolescents qui conduisent des voitures sans permis, même néophytes, sont déjà des automobilistes en conscience. Ils se familiarisent avec la conduite, imitent leurs parents, se mettent à appréhender leur environnement à travers un pare-brise. Ils l’utilisent parfois comme complément d’apprentissage à la conduite accompagnée pour maîtriser les trajectoires et les manœuvres, comme le relatent beaucoup d’articles de la presse quotidienne régionale. L’Ami leur permet de se penser, de se représenter et de se projeter comme de vrais automobilistes pour le reste de l’existence. Elle poursuit le mythe de la mobilité individuelle sans effort, possédée (au sens où c’est un support d’appropriation et d’expression personnelle, même en location) et possessive (au sens où elle produit un apprentissage de la dépendance). L’engouement pour l’Ami préfigure une dynamique de démocratisation de l’usage de la voiture aux 14-18 ans.

On pourrait penser que l’Ami est un véhicule marqueur d’une transition vers des voitures plus classiques mais légères et sobres, voire vers les « véhicules intermédiaires », entre vélos et voitures. Le Shift Project donne ainsi à la filière des microvoitures un rôle central dans la mutation de l’industrie automobile à l’horizon 2050 et estime que « les premiers constructeurs à se spécialiser dans les petits véhicules aérodynamiques pourraient être les nouveaux Tesla, et ils pourraient être français ». Le développement de voitures sans permis chez Stellantis pourrait positionner ce constructeur comme un acteur majeur de la nouvelle industrie automobile. Le groupe de réflexion imagine dans son scénario en 2050 que les constructeurs produiront et commercialiseront moins de véhicules classiques, et bien davantage de « cycles, deux-roues électriques et microvoitures » sur le modèle des keijidōsha, très répandues au Japon. « Ces nouveaux marchés permettent à la filière automobile (amont et aval) de compenser la perte d’activité et d’emplois résultant de la baisse des ventes et de l’usage des voitures traditionnelles » écrivent les auteurs, qui projettent qu’un million de microvoitures seraient vendues en 205030. Cependant, des externalités négatives préoccupantes entraînées par l’essor de ces véhicules se font déjà jour. Avant l’Ami, jamais une voiture n’avait autant élargi l’automobilité aux adolescents, alors même que l’on pouvait penser que le parc automobile atteignait un seuil de saturation et que son usage stagnait31. L’automobile n’a pas achevé son universalisation. Il est donc permis d’être sceptique sur ces postulats optimistes, qui reconnaissent difficilement le report modal potentiel depuis des modes plus sobres et intéressants (sur le plan sanitaire, environnemental, sécuritaire, de l’occupation de l’espace public…) et les risques de l’effet rebond si ces véhicules s’imposent non pas véritablement comme alternative aux voitures classiques mais comme des véhicules supplémentaires.

Faisons une hypothèse : l’Ami, parmi d’autres voitures sans permis populaires, jouerait un rôle similaire aux cyclomoteurs des années 1950 aux années 1970, et plus tard à celui des scooters. Après la mobylette, place à la voiturette : l’Ami préfigurerait un énième renouvellement de la motorisation de masse, dont il faudrait pourtant et absolument se préserver au regard des enjeux en matière climatique, d’énergie et de ressources. C’est d’ailleurs en replaçant le succès de l’Ami dans le « système automobile » que l’on saisit mieux les avantages différentiels et donc l’engouement pour ce modèle, au-delà de ses qualités propres. L’Ami profiterait en réalité du processus de naturalisation de la motorisation et de l’automobilisme, c’est-à-dire d’une construction politique, culturelle et industrielle. La dynamique des strates et des éléments qui se déploient et se renforcent mutuellement sur des dimensions individuelle et collective, sociale et technique, utilitaire et symbolique permettent non seulement la propriété et l’usage de la voiture, mais aussi tous les bénéfices associés par rapport aux autres modes. L’Ami s’impose non pas à cause d’une attractivité magique, mais parce que le système automobile est dominant, établi et alimenté en permanence, bien plus que n’importe quel autre système modal. Telle un caméléon, elle se fond dans les nouvelles contraintes et tentatives d’encadrement de ce système. L’Ami s’affirmerait ainsi comme l’un des principaux objets qui nourrissent le plébiscite d’un « régime automobile »32. Un régime que les transports en commun, la marche et le vélo sont très loin en France de pouvoir efficacement concurrencer dans les conditions et avec les politiques publiques actuelles de mobilité : s’ils sont moins coûteux, ils ne sont ni aussi faciles à utiliser, ni aussi fluides, ni aussi fiables et sûrs. Bref, ils apportent moins d’avantages et de gains aux usagers qu’une voiture peu coûteuse et accessible au plus grand nombre, comme l’Ami. Sans rupture volontariste dans l’aménagement des zones urbaines et dans la hiérarchie des modes, la dépendance à l’égard de la voiture – c’est-à-dire son utilisation pour tous les déplacements, dans n’importe quelles circonstances – a encore de beaux jours devant elle33.

Notes

  1. La vieille Renault 21 de Michel vs le luxueux coupé Mercedes de Harry, le gros 4×4 Mitsubishi que ce dernier offre à Michel, la tentative de meurtre lors d’une course poursuite automobile nocturne etc.
  2. J’ai déjà eu une fois l’occasion d’évoquer la voiturette sur ce blog dans… Voiturette et gymkhana (en 2017).
  3. Les illustrations et les liens dans le corps du texte sont de mon fait.
  4. BARTHES Roland, Mythologies, Le Seuil, Paris, 1957
  5. HÉRAN Frédéric, Le retour de la bicyclette. Une histoire des politiques de déplacement en Europe de 1817 à 2050, Paris, 2014, La Découverte
  6. Le décret d’août 2021, et instaurant à compter du 1er janvier 2023 ce contrôle technique tous les deux ans pour les voitures sans permis (notamment) a été immédiatement suspendu et annulé par un autre décret en juillet 2022, malgré des avis négatifs du Conseil d’État à l’égard de cette décision gouvernementale.
  7. Les voitures sans permis thermiques consomment cependant peu et peuvent faire office de parade efficace à l’augmentation du coût de l’énergie.
  8. Cet effet est défini comme suit : plus la communauté des conducteurs d’Ami s’agrandit, plus ceux-ci peuvent s’entraider, plus la communauté accroît son pouvoir d’influence et peut défendre ses intérêts, plus le véhicule et les usages qui en sont fait tendent à être légitimés. Avec l’élargissement du club, il devient de plus en plus intéressant d’entrer dans la communauté des conducteurs d’Ami.
    DEMOLI Yoann, LANNOY Pierre, Sociologie de l’automobile, 2019, p.29
    HÉRAN Frédéric,« Système vélo », Forum Vies Mobiles, 28 mai 2018
  9. « Fiat Topolino (2023). Une Citroën Ami découvrable à l’italienne ? », L’Argus.fr, 8 avril 2022
  10. LAÏRECHE Rachid, «  Zones à faibles émissions : « Tu viens me dire que ma voiture ne pourra plus circuler ? » », Libération, 23 octobre 2022
  11. DEMOLI Yann, « Les jeunes et la voiture, un désir contrarié ? », Métropolitiques, 9 octobre 2017
  12. DEFAY Benjamin, « Citroën Ami. Premier bilan commercial et lancement au Royaume-Uni », L’Argus.fr, 23 septembre 2021
  13. HAROUNYAN Stéphanie, « Voitures sans permis : à Marseille, la jeunesse en roue libre » , Libération, 7 mai 2022
  14. CUDENNEC-RIOU Valérie, « Voitures sans permis : la course aux options pour séduire les jeunes », Le Télégramme, 10 avril 2021. Citation extraite de l’article.
  15. MARIN Matthieu, « La voiture sans permis fait fureur auprès des ados, dans ces lycées de la Presqu’île de Guérande », Ouest-France, 5 octobre 2022
  16. QUESNEL Sophie, « Deauville : la voiture électrique et sans permis qui cartonne chez les ados », Le Pays d’Auge, 7 mars 2022
  17. « Comment la voiture sans permis a ringardisé le scooter sur le parking du lycée », France Live, 6 avril 2022
  18. MARIN Matthieu, op.cit.
  19. HAROUNYAN Stéphanie, op.cit.
  20. HAROUNYAN Stéphanie, op.cit.
  21. DEMOLI Yoann, LANNOY Pierre, op.cit.,p.37
  22. MADELMOND Marine, « Voitures sans permis : les « sans P » prennent leur revanche ! », Roole.fr, 23 mai 2022
  23. DEFAY Benjamin, op.cit.
  24. MERCIER Cyprien, « TÉMOIGNAGES. « Une bonne alternative », « économique » : ils ont choisi la voiture sans permis », Ouest-France, 30 août 2021
  25. MARIN Matthieu, op.cit.
  26. CHASSIGNET Mathieu, « Les rues scolaires, un concept aux résultats encourageants pour transformer la mobilité urbaine », The Conversation, 5 avril 2021
  27. VAN OOSTEREN Stein, Pourquoi pas le vélo ?, Écosociété, 2021
  28. Fédération française de cardiologie, « Les enfants ont perdu 25% de leur capacité cardiovasculaire ! », communiqué de presse du 6 décembre 2016.
    L’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) a récemment tiré la sonnette d’alarme auprès des pouvoir publics  : près d’1 enfant sur 2 présente un risque sanitaire très élevé caractérisé par un temps d’écran journalier de plus de 4h30 et/ou moins de 20 minutes d’activités physique par jour.
  29. Observatoire Cetelem de l’automobile, « La fracture automobile », 2020
  30. The Shift Project, Le plan de transformation de l’économie française, 2022, Odile Jacob, pp.143-144
  31. C’est peut-être le cas depuis la crise sanitaire (il est encore tôt pour le dire), mais jusqu’en 2019, malgré une part modale de la voiture en baisse de deux points environ sur une décennie en France, les distances parcourues en voiture ne cessaient d’augmenter, de même que le taux de multi-motorisation des ménages.
  32. GEELS Franck  W., KEMP René, DUDLEY Geoff et LYONS Glenn, Automobility in Transition? A Socio-Technical Analysis of Sustainable Transport, 2012, Routledge
  33. DUPUY Gabriel, La Dépendance automobile. Symptômes, analyses, diagnostic, traitements, 1998, Anthropos

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4 réponses

  1. Héléne dit :

    Quel fleuve, torrent, marrée… charriant pourtant informations et commentaires fort intéressants !

  2. PRESSICAUD dit :

    Je trouve l’Ami vraiment moche. Avec de la mauvaise foi, on a même un peu de mal à différencier l’avant de l’arrière. Je me souviens avoir évoque dans « Et le vélo dans tout ça ? – chroniques cyclo-logiques 2 » ce genre de nouveaux véhicules qui ont souvent pour point commun une esthétique défaillante : manque de designer ou de sensibilité… En tout cas, je vois mal ce genre d’objet remporter un succès durable dans une société où le véhicule renvoie une image de soi et où l’allure, l’apparence compte au plus haut point, surtout dans les jeunes générations. Mais je suis « vieux » et peut-être dépassé dans mon ressenti. Merci Sébastien, merci Jeanne pour le relais.

  3. Si, Nicolas, les jeunes riches adorent ça : Les sans P ou la vie débridée de la jeunesse dorée. France Culture, 2 novembre 22. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-pieds-sur-terre/les-sans-p-ou-la-vie-debridee-de-la-jeunesse-doree-2055898

  1. 20 avril 2023

    […] les voiturettes, accessibles dès 14 ans (plutôt une exception en Europe) qui pourraient favoriser la motorisation des adolescents et instaurer des habitudes de futurs automobilistes. L’âge légal d’accession à ces […]

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