Requiem pour le sas vélo — par Mark Treasure

J’ai déjà évoqué le sas vélo ici. Ce vrai-faux aménagement cyclable pose probablement plus de problèmes qu’il n’en résout comme le soutenait Mark Treasure dans ce texte de 2014. Les toutes dernières recommandations du Cerema (« illustrées » ici) ne mentionnent pas ce dispositif et c’est sans doute un signe.
Voici la traduction de « Stopping the march of the Advanced Stop Line » publié le 26 novembre 2014 sur As Easy As Riding A Bike.

Il n’est pas anodin que les projets de Cycle Superhighways1 Nord-Sud et Est-Ouest qui (sans être parfaits, loin s’en faut) sont les projets les plus ambitieux et les plus inclusifs en matière cyclable actuellement sur la table en Grande-Bretagne, n’utilisent pratiquement pas de sas vélos sur l’ensemble de leur itinéraire. Les Cycle Superhighways sont bonnes parce que elles n’utilisent pas de sas vélos, entre autres choses.

En effet, plus généralement, de bons projets cyclables n’impliquent pas l’utilisation de sas vélos.

C’est parce que les sas vélos sont un cautère sur une jambe de bois. C’est une tentative symbolique de fournir quelque chose d’un peu « cyclable », un vernis de légitimité, tout en ne faisant pratiquement rien pour résoudre les problèmes objectifs de sécurité (et, comme nous le verrons, en en créant souvent de nouveaux), ou pour créer un environnement dans lequel on se sent en sécurité et à l’aise en vélo.

Les bons projets cyclables séparent les flux vélo, dans le temps et/ou dans l’espace, aux principaux carrefours, ou bien ils impliquent de réduire les niveaux de trafic automobile à un point tel que les feux de signalisation en deviennent superflus. La raison pour laquelle les sas vélos sont en train de disparaître des Pays-Bas est que le seuil maximal de trafic automobile permettant leur utilisation est à peu près équivalent à celui auquel les feux de signalisation peuvent, et devraient, être supprimés. Dit autrement, les directives néerlandaises ne recommandent l’utilisation de sas vélo qu’à un niveau de circulation auquel les feux de signalisation n’ont plus de raison d’être.

Au début de l’année, j’ai pédalé environ 480 km à travers les Pays-Bas, et je n’ai rencontré que trois ensembles de sas vélos. Deux d’entre eux se trouvaient à des carrefours objectivement mauvais –

Un de ces sas vélos, à un carrefour de Nijmegen. Bon selon les normes britanniques, mais mauvais selon les normes néerlandaises (et assez déstabilisant à négocier).

L’autre ensemble se trouvait à chaque extrémité d’une nouvelle vélorue à Utrecht. On peut se demander s’ils sont vraiment nécessaires.

Ce sas vélo est-il nécessaire ici ? Et si c’est le cas, n’est-ce pas lié à un problème de niveau de trafic automobile ?

Partout ailleurs, je traversais des carrefours où le trafic automobile était si faible qu’ils n’avaient pas besoin d’être régulés par feux –

Ou des carrefours où des feux étaient nécessaires, et où les cyclistes étaient séparés du trafic automobile.

Les sas vélos sont presque totalement absents des Pays-Bas parce qu’ils constituent une approche profondément médiocre, une tentative d’intégrer le vélo dans un modèle préexistant centré sur l’automobile.

Pourquoi sont-ils si mauvais ?

Même si les sas vélos se révèlent utiles, ce n’est qu’à temps partiel. Lorsque les feux de circulation sont au vert, ils n’offrent absolument aucun avantage – ils ne sont qu’une grande surface peinte au sol. Leur présence ne sert à rien.

Lorsque les feux sont au rouge, toute personne qui ne veut pas se retrouver dans une situation potentiellement dangereuse doit se livrer à un processus d’évaluation complexe, afin de déterminer le risque que représente une tentative d’atteindre le sas. Cet arbre décisionnel de Magnatom résume brillamment ce processus.

Version françisée par mes soins du diagramme original.

Simple, n’est-ce pas ?

Le problème est que les êtres humains sont faillibles et qu’ils prendront de mauvaises décisions et commettront des erreurs en décidant d’essayer d’atteindre le sas ou d’attendre en toute sécurité. L’impatience ne peut pas être abolie ; nous voudrons toujours avancer. Les sas vélos représentent une très mauvaise façon de tenter de gérer cette faillibilité humaine, d’autant plus qu’ils peuvent encourager les mauvaises décisions et ne font rien pour en prévenir les conséquences fâcheuses.

Les routes principales de Horsham ont récemment reçu une peinture verte symbolique à trois carrefours importants. Nombre de ces sas vélos sont souvent difficiles (voire impossibles) d’accès.

Même lorsque ces sas sont apparemment accessibles, ils présentent un danger considérable, comme dans cet exemple, datant de l’autre jour.

Notez que j’ai mis là en évidence un jeune enfant sur un vélo, ignorant complètement cette nouvelle « infrastructure », et roulant sur le trottoir – de manière tout à fait raisonnable. Ces sas vélos n’améliorent en rien l’hostilité de ces axes, même pour les personnes qui veulent manifestement faire du vélo, comme ce jeune garçon.

Un poids lourd attend à un feu rouge, et un sas vélo attirant est là tout proche. Mais (parce que je suis raisonnablement au courant de ces questions) je connais le danger mortel que représente ce genre de situation ; je ne sais pas où va le camion (il ne le signale pas à ce stade, et quand bien même, ça n’a rien de fiable) et je ne sais pas non plus depuis combien de temps le feu est rouge, et donc combien de temps ce camion va rester immobile. Alors je reste en arrière.

En fait, quelques secondes plus tard – à peine le temps pour moi de me mettre sur la chaussée et de photographier ce qui se passe – le camion repart, tourne à gauche, le chauffeur signalant sa manoeuvre en même temps qu’il l’effectue.

C’est précisément le genre de situation dans laquelle les gens peuvent être gravement blessés et le sont effectivement ; en tentant d’atteindre un sas, ils se retrouvent dans l’angle mort d’un poids lourd qui commence à avancer, et sont happés par celui-ci. En effet, des chercheurs de l’UCL qui ont entrepris une étude rigoureuse des causes de décès de cyclistes à Londres sont arrivés aux conclusions suivantes –

« Ne pas s’engager le long de grands véhicules à l’approche d’un carrefour, indépendamment de la présence d’un sas vélo. »

Autrement dit, si vous voulez rester en vie ou éviter d’être gravement blessé, ne faites pas ce que la peinture vous dit de faire.

Quel genre d’ « aménagement cyclable » est-ce donc ?

Malheureusement, il n’y a pas grand-chose, en dehors des sas vélos, dans la boîte à outils de conception des aménagements cyclables aux carrefours. Nos recommandations actuelles sont terriblement insuffisantes en ce qui concerne les infrastructures véritablement sûres aux grands carrefours, et des mesures commencent tout juste à être prises pour remédier à cette grave lacune. Il est donc en partie compréhensible que l’on continue à peindre des sas vélos.

Mais leur présence continue dans les guides et dans les nouveaux projets permet aux ingénieurs routiers, aux planificateurs et (en particulier) aux politiciens de faire preuve d’une certaine complaisance ; cela leur permet d’éviter de réfléchir à la manière dont le vélo devrait être pris en compte aux intersections et de continuer à ignorer les graves problèmes de sécurité, tant objectifs que subjectifs, que présentent ces carrefours.

Voici le dernier exemple flagrant en date –

Il n’est pas du tout adapté aux cyclistes, malgré les nombreuses couches de peinture verte. Les sas vélos sont une option facile et évidente lorsque vous voulez faire croire que vous réalisez quelque chose de concret.

Ainsi, retirer le sas vélo de la boîte à outils – un requiem pour le sas vélo – pourrait nous obliger à réfléchir un peu plus attentivement à la façon de concevoir correctement le type de carrefour illustré ci-dessus, plutôt que d’ajouter ces cases vertes et d’en espérer de grandes choses. Nous devons nous contraindre à réfléchir à des alternatives.


Crédit photo de couverture : Man vyi, Public domain, via Wikimedia Commons

Notes

  1. Equivalent londonien des « réseaux espress vélo » que certaines grandes villes françaises tentent de mettre en place. NdT

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5 réponses

  1. Patrick dit :

    Un autre problème avec les sas vélo : beaucoup d’automobilistes prennent comme un affront le fait qu’un cycliste vienne se placer devant eux. Quand le feu passe au vert, une voiture rageuse vous double dans un grand bruit d’accéleration et de klaxon en frôlant le vélo. C’est une raison suffisante pour ne pas les utiliser.

  2. pierre dit :

    J’ai même eu un jour une automobiliste (pour une fois) qui à 3 feux consécutifs se place sur le sas. Au 3e feu je toc à se fenêtre et lui explique ce qu’est un sas cyclable. Elle me répond (sans méchanceté) qu’elle sait, mais qu’elle fait exprès pour ne pas avoir à me redoubler à chaque fois.

  3. Malex dit :

    je dévore votre blog depuis quelques jours. merci pour cet article qui résume en tout point ce que je pense des sas vélo. je me sens bête parfois à hurler pour leur respect, quand en même temps je sais d’expérience que ces sas ne nous protègent uniquement en cas de trafic très très très réduit et si on arrive au feu avant les motorisés (et encore…). bref. quand je discute plan de circulation avec les élus, aménagement cyclables, tous sans exception me sortent le sas vélo aux intersections. à s’arracher les cheveux.

    • Merci pour votre commentaire, et n’hésitez pas à vous abonner.

      Si les élu(e)s en sont si spontanément friands, c’est bien la preuve que ce n’est pas un aménagement cyclable de qualité et/ou utile…

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