L’histoire du ruban adhésif providentiel — par Kent Peterson

Dans le texte qui suit, tapé à la machine, l’Étatsunien Kent Peterson raconte une anecdote qui l’a marqué.
Il tient à préciser : « L’histoire suivante est 100% vraie. Quasiment tous mes amis l’ont entendue au moins une fois. »

La façon dont le monde fonctionne (ou l’histoire du ruban adhésif)

Quelque part au Wyoming, en 1982.

J’avais terminé mon cursus universitaire la semaine précédente, un diplôme de philosophie en poche et sans réel projet à l’horizon, et j’ai décidé de me rendre à vélo du Minnesota à la Californie. Avant de partir, mon ami Carl m’a demandé où je comptais me rendre et j’ai simplement répondu : « à l’Ouest « .

« L’Ouest », a relevé Carl avec sagacité, « c’est vaste ».

Ce jour-là, l’Ouest est très vaste. Presque tout le trafic automobile traversant le Wyoming se concentre sur les autoroutes, mais je m’en tiens aux petites routes. J’ai fait le compte et ce jour-là, j’ai vu plus d’antilopes que d’humains. Des heures s’écoulent avant que je n’aperçoive une voiture ou un pick-up passer à toute vitesse et j’observe chaque véhicule jusqu’à ce qu’il disparaisse à l’horizon minuscule qui relie ce vaste paysage à un immense ciel infiniment bleu.

J’ai eu une série de crevaisons ce jour-là et la fréquence de ces crevaisons est rapidement devenue un sujet de préoccupation. J’avais utilisé toutes mes chambres à air de rechange et j’avais rapidement épuisé mes rustines. Ma carte m’indique qu’il y a beaucoup, beaucoup de kilomètres jusqu’à la prochaine ville et mon seul espoir de trouver un magasin où m’approvisionner en rustines. Je suis sur un tronçon de route sans particularité quand j’ai ma dernière crevaison. Il faut que ce soit ma dernière crevaison, car il ne me reste plus qu’une rustine. Je me mets sur le côté avec le vélo, j’enlève la roue et je regarde le pneu avec stupéfaction. Les crevaisons ont été mystérieuses, sans trous évidents dans le pneu ni épines révélatrices. En regardant attentivement, je réalise que le problème ne vient pas de l’extérieur du pneu, mais de la jante. Avec la chaleur et les kilomètres, mes fonds de jante en plastique bas de gamme ont pénétré dans les trous des rayons et les bords tranchants de ces trous entaillent les chambres à air. Ce dont j’ai besoin, c’est de quelque chose qui puisse faire office de fond de jante, mais je n’ai rien avec moi qui puisse faire l’affaire.

Je n’ai pas de bonne explication pour ce qui se passe ensuite. Je suis à des kilomètres de la ville la plus proche, sur un bout de route quelconque, avec mon ultime rustine mise en place sur la chambre à air. Il n’y a aucune raison pour que quelqu’un ne se soit jamais arrêté sur ce tronçon de route depuis sa construction et je ne me serais jamais arrêté ici si ce n’était pour cette crevaison. Mais alors que je réfléchis à ma situation, je regarde l’accotement et je vois un rouleau de ruban adhésif.

Du ruban adhésif.

Ce n’est pas un rouleau complet mais peu importe. Il n’a aucune raison d’être là, mais il est là. Je le ramasse.

Ce n’est pas un rouleau complet mais il y a encore du ruban sur le rouleau et c’est suffisant. Je divise le ruban dans le sens de la longueur et je fabrique deux fonds de jante, un pour chaque roue. J’installe soigneusement mes fonds de jante de fortune dans chaque roue, je remplace les chambres à air, puis je parcours les nombreux kilomètres qui me séparent de la prochaine ville où j’achète un nouveau kit de réparation.

Pendant le reste de ce voyage et pendant de nombreux autres voyages entrepris depuis, j’ai essayé de comprendre ce qui s’était passé dans les Grandes Plaines du Wyoming. L’explication logique est la suivante. À un moment donné, quelqu’un a dû avoir une panne ou une autre raison de s’arrêter à cet endroit précis. Après avoir fait sa réparation, il oublie le rouleau de ruban adhésif. Un peu plus tard, j’arrive et, par coïncidence, je tombe en carafe au même endroit. Je trouve le ruban adhésif et je l’utilise pour me sortir du pétrin. Ce scénario est en quelque sorte logique. Cela peut arriver. Je l’ai vécu, je sais que c’est arrivé. Mais je sais aussi qu’un mathématicien attribuerait de très faibles chances à cette coïncidence de se produire.

Mais c’est arrivé. Ma chrétienne de mère dirait que les voies du Seigneur sont impénétrables. Les taoïstes diraient que j’ai trouvé le rouleau parce que j’étais sur le bon chemin. Et Mick Jagger dirait qu’en essayant, parfois, on arrive à trouver ce dont on a besoin1. Je ne sais pas qui a raison. Mais je sais que c’est ainsi que le monde fonctionne. Je n’ai aucune idée de la raison pour laquelle le monde fonctionne de cette façon ou de la raison pour laquelle c’est une mauvaise idée de compter sur le fait que le monde fonctionne de cette façon. Mais je sais de façon certaine, autant que je puisse être sûr de quoi que ce soit, que c’est ainsi que le monde fonctionne.

Je planifie. Je me prépare. Je voyage avec des outils. Mais je ne peux pas tout avoir. Je ne peux pas me préparer parfaitement. Je ne suis jamais vraiment prêt quand il est temps de partir, mais je pars quand même. Je ne sais pas ce que je vais trouver sur la prochaine route ou ce qui va me tomber dessus. Je peux vivre avec cette incertitude parce que j’ai cette certitude :

J’obtiendrai ce dont j’ai besoin. Ce sera suffisant pour me permettre de continuer d’avancer.

Mais je voyage toujours avec des outils. Et désormais, j’utilise des fonds de jante.

Anecdote bonus (bloody fixie inside)

Une autre anecdote, dédiée à tous les mécaniciens vélo, au moment où Kent Peterson s’apprête à prendre sa retraite et passer la relève dans l’atelier de Bike Friday.

Si vous êtes du genre sensible, peut-être ne devriez-vous pas lire le texte qui suit…

OK, toujours là ? Voici l’histoire. Aujourd’hui, au travail, Nico travaillait sur un vélo à pignon fixe. Un vélo à pignon fixe, ou fixie en abrégé, est un vélo avec un seul plateau et un seul pignon sur la roue. Il n’y a pas de mécanisme de roue libre dans la roue arrière, si la roue arrière tourne, l’engrenage bouge, la chaîne est entraînée et les manivelles tournent. Les fixies sont très amusants à piloter, l’inertie de la roue fait tourner les pieds au niveau du point mort du coup de pédale. Mais les fixies ne permettent pas la roue libre, les pédales continuent de tourner si la roue arrière tourne.

C’est sur cette caractéristique que je mettais Nico en garde. Lorsque vous avez un vélo sur le pied d’atelier, il est naturel de faire tourner les manivelles, de lubrifier la chaîne, puis d’essuyer l’excédent de lubrifiant avec un chiffon. Sur un vélo normal, avec roue libre, ce n’est pas un problème, mais sur un fixie, le chiffon ou votre doigt peut facilement être attrapé par la chaîne qui tourne et se retrouver coincé entre la chaîne et les dents des pignons. Je le sais de première main (pour ainsi dire !) car j’ai réussi à me pincer le bout de l’index de cette façon il y a quelques décennies. Alors que je raconte ce récit édifiant à Nico, Will, l’autre mécanicien du Bike Friday, lève la main droite et dit : « Il a raison ». Et pour la première fois, j’ai remarqué que l’index droit de Will est plus court d’un centimètre qu’il ne devrait l’être. Will a eu affaire à un fixie qui lui a coupé le bout de son doigt. « Alors voilà », ai-je dit, « Deux mécaniciens sur trois dans cette pièce ont été mordus par des fixies. Ne sois pas le troisième. » Je suis heureux d’annoncer que Nico est jusqu’à présent prudent et indemne.

Lorsque Will a perdu le bout de son doigt, il a également perdu l’ongle, mais celui-ci a repoussé. Le doigt raccourci a également reconstitué son empreinte digitale originale, suffisamment bien pour que le lecteur d’empreintes de l’ordinateur de Will le reconnaisse.

Un fixie.

Crédit photos :

Notes

  1. Allusion transparente à la chanson des Rolling Stones You Can’t Always Get What You Want (1969) : « You can’t always get what you want / But if you try sometime / You’ll find / You get what you need ». NdT

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1 réponse

  1. janpeire dit :

    Une histoire est authentique si l’auditeur le décide ; pour ma pomme, j’ai décidé d’accorder ma confiance à l’auteur après avoir vérifié cette histoire d’antilope, et à l’occasion, se savoir se coucher moins sot.

    JPB

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