Être raisonnable — par Mark Treasure

Dans cet excellent billet, le Britannique Mark Treasure – dont j’ai déjà eu le plaisir de traduire plusieurs textes – recourt à la fable pour mettre en évidence le victim blaming auquel ont constamment recours – avec une parfaite bonne conscience – les automobilistes… et les autorités.
Voici la traduction de « Being reasonable » publié le 28 octobre 2020 sur As Easy As Riding A Bike.

Il était tout à fait prévisible que la récente proposition d’évolution du code de la route1, qui comprend une reformulation de la recommandation sur le fait de rouler à vélo « deux de front », fournirait une occasion fructueuse aux éditorialistes paresseux et aux bateleurs des ondes, remplissant respectivement les pages des journaux et les émissions radio-diffusées, pour s’indigner à qui mieux mieux et se répandre en clichés éculés sur l’égoïsme et le sentiment de supériorité, et pour se lamenter sur la frustration qu’on ressent à être coincé derrière une bande d’aspirants Bradley Wiggins en lycra boostés à la testostérone, roulant à cinq de front, pendant trente kilomètres sur des chemins de campagne sinueux, en compagnie d’une centaine de voitures bouchonnant derrière… (ok, ok, on a saisi l’idée).

Ce que je trouve remarquable dans ces discussions, c’est l’effronterie avec laquelle une demande intrinsèquement égoïste – à savoir que les autres personnes devraient se déplacer en file indienne, sans pouvoir se parler facilement, se regarder et se comporter de manière humaine et naturelle, uniquement pour la commodité de quelqu’un qui conduit un véhicule beaucoup plus grand (et généralement vide) – est présentée comme étant tout à fait raisonnable.

Pour voir à quel point c’est étrange, il suffit de changer de perspective en imaginant que cette exigence n’est pas formulée à l’égard les cyclistes par les automobilistes, mais par les cyclistes à l’encontre des piétons.

Dans quelle mesure serait-il raisonnable pour moi d’exiger que les personnes qui marchent sur les espaces partagés le fassent à la queue leu-leu, la personne derrière regardant fixement le dos de son compagnon, uniquement pour ma commodité et pour éviter tout ralentissement lorsque je pédale ? Et ce n’est pas tout, que dirait-on si je décrivais les piétons marchant côte à côte (ou même, je m’en étouffe, trois ou quatre de front !) comme égoïstes, faisant enrager de manière irréfléchie les cyclistes ? Je suis sûr que vous seriez d’accord avec moi pour dire que cela vous paraîtrait tout à fait exorbitant, et franchement ridicule. Mais c’est précisément la logique de ces automobilistes qui formulent régulièrement ce genre d’exigence.

Il n’est pas difficile d’imaginer d’autres exigences « raisonnables » de la part des automobilistes qui deviennent soudainement profondément déraisonnables, une fois que ces exigences sont formulées par des personnes se déplaçant à vélo. L’une d’entre elles m’est venue à l’esprit par hasard la semaine dernière.

Derrière le Sainsbury’s local, il y a une voie partagée qui mène au centre ville. Ce n’est pas un très bon itinéraire, mais c’est un passage important pour les personnes qui le connaissent, et heureusement il est éclairé, ce qui est nécessaire pour plusieurs raisons, notamment parce qu’on ne s’y sent pas particulièrement en sécurité. (L’arrière du supermarché est un grand mur de briques oppressant, et le coin n’est pas surveillé).

La nuit tombe vite désormais, et après un long et chaud été, je passe par là dans l’obscurité maintenant. La semaine dernière, l’un des lampadaires ne fonctionnait pas, ce qui m’a contraint à traverser une zone d’obscurité à vélo. Et il se trouve que ce soir-là, caché dans ce coin sombre, il y avait deux piétons qui rôdaient (ou plus exactement, qui rentraient chez eux à pied, sans penser à mal).

Comme ce chemin n’est jamais très fréquenté, je dois admettre que j’étais négligemment confiant en pédalant et que je ne m’attendais tout simplement pas à ce que quelqu’un soit présent dans l’obscurité. Cependant, ma confiance n’allait pas jusqu’à risquer de tomber sur quelqu’un ou sur quelque chose (j’ai une bonne raison de ne pas heurter des gens ou des choses : ne pas me blesser), et dès que le faisceau de mon phare les a éclairés, j’ai pu réagir, et les contourner tranquillement, sans souci particulier, sauf un peu de surprise, car il y avait là des gens dont je n’avais pas anticipé la présence.

Pendant un bref instant, une pensée – une pensée égoïste – m’a traversé l’esprit, que ces gens auraient pu me rendre se rendre plus visibles. Peut-être des vêtements de couleur plus vive, ou des réflecteurs, ou même une lampe. Il faisait nuit noire et ils semblaient porter des vêtements sombres.

Mais bien sûr – tout comme l’exigence que les gens marchent en file indienne pour ne pas être gênés à vélo – ce serait une attente ridicule. Ces deux personnes se promenaient simplement dans le centre ville, sur un chemin éloigné de toute route, et ils ne devraient pas avoir à changer de vêtements, ou à ajouter des éléments rétroréfléchissants ou des lumières, simplement pour que des idiots à vélo ne les percutent pas sur une voie partagée.

Au cours des quelques minutes de trajet qu’il me restait à faire, je me suis demandé s’il serait absurde d’envoyer un courrier au quotidien local pour demander, « en tant que cycliste », que les piétons irréfléchis « se rendent visibles ! » sur les voies partagées. J’aurais pu ajouter une anecdote sur le fait que beaucoup de piétons sont téméraires au point d’être « invisibles », sur le fait que je risque toujours d’avoir un accident à cause d’eux, et j’aurais brodé sur le fait qu’il est « irresponsable » de se promener en vêtements ordinaires sans faire le moindre effort pour empêcher les cyclistes de leur rentrer dedans dans l’obscurité.

Une tel courrier provoquerait sans aucun doute une forte réaction. Un cycliste, un cycliste sûr de son fait pas moins, qui exige des citoyens ordinaires des accommodements pour son comportement dangereux ! Mais là encore, c’est le genre de courrier que des automobilistes écrivent tout le temps, sans même réfléchir une seconde à l’égoïsme de ce genre d’exigence. Ils s’attendent à ce que les personnes qu’ils mettent en danger « se rendent visibles », et estiment que procéder autrement est irresponsable.

Et de fait, cela va au-delà de la simple rédaction de courriers – toute la philosophie selon laquelle les gens qui marchent et font du vélo doivent « se rendent visibles » fait partie intégrante de la politique générale de sécurité routière, ce qui se reflète (excusez le jeu de mots) dans le type de conseils que les autorités locales et les forces de police diffusent à cette époque de l’année.

Par analogie, je me demande si je ne pousserais pas un peu trop le bouchon en suggérant que les piétons « invisibles » devraient considérer les gilets jaunes lumineux comme « une très bonne idée pour leur survie » lorsqu’ils sont menacés par des cyclistes qui ne se donnent pas la peine d’adapter leur conduite aux conditions extérieures.

De manière encore plus extrême je pourrais soutenir que les personnes qui marchent devraient porter un casque pour se protéger la tête, au cas où je leur rentre dedans en faisant du vélo. Je pourrais même assortir cette exigence de la suggestion selon laquelle les piétons sans casque sont en fait irresponsables de ne pas se protéger le cerveau, et même aller jusqu’à les culpabiliser en évoquant ce que ressentirait un cycliste ayant causé la mort d’un piéton en lui rentrant dedans parce qu’il ne portait pas de casque.

Cela semble égoïste, voire insensible, n’est-ce pas ? Bienvenue dans le monde de l’automobile, où conseiller aux gens de porter des équipements de sécurité pour « se protéger » des conséquences d’une mauvaise conduite est… extrêmement normal.

Cartoon de Beztweets

Une dernière forme de ce double standard (il y en aurait sans doute beaucoup d’autres). Prenons l’exigence omniprésente selon laquelle les cyclistes doivent toujours utiliser « la piste cyclable parfaitement adaptée », plutôt que de partager (ou plus exactement d’essayer de partager) la route avec la circulation automobile. Passons sur le fait qu’aucun individu sain d’esprit ne choisirait de « partager » la route avec des automobilistes sociopathes si cette piste cyclable était effectivement « parfaitement adaptée », et examinons à nouveau la forme que prendrait cet argument dans le cas cycliste/piéton.

Imaginez une route avec une voie piétonne à usage partagé d’un côté, et une voie piétonne réservée aux piétons de l’autre, et imaginez ensuite que je suis un cycliste qui exige des piétons qu’ils marchent sur la « bonne » voie piétonne de l’autre côté de la route, plutôt que de marcher sur la voie partagée sur laquelle je pédale régulièrement, en se mettant en travers de mon chemin et en me ralentissant. Là encore, je pourrais ajouter quelques suggestions sur la manière dont il serait « tellement plus sûr » pour eux d’utiliser la voie piétonne réservée aux piétons, et que je ne comprends pas pourquoi ils se mettent en danger du côté de l’usage partagé, alors qu’il existe une option plus sûre de l’autre côté de la route. Oui, c’est peut-être plus gênant pour vous en tant que piéton, mais ne vous souciez-vous pas de votre sécurité ? Vous ne vous inquiétez pas que je vous rentre dedans à vélo ?

Franchement, c’est le genre d’argument que seul un authentique crétin pourrait avancer – l’exigence totalement égoïste que quelqu’un en train de marcher se mette ailleurs, à son détriment, pour ne pas me gêner. Mais cela n’empêche pas que cet argument est avancé à une fréquence fatigante, au point que chaque fois que je pédale sur la route en passant à côté du moindre fragment de voie partagée, je serre instinctivement les fesses dans l’espoir qu’aucun automobiliste ne va me crier dessus ou, pire, me punir avec sa voiture.

Ainsi, la prochaine fois que vous envisagez de présenter un argument « raisonnable » sur l’endroit où une personne doit se déplacer à pied ou à vélo, ou sur la façon dont elle doit s’habiller ou se comporter, essayez d’imaginer exactement la même demande de la part d’un cycliste. Tout à coup, cela pourrait ne plus vous apparaître comme aussi raisonnable.


Crédit photo de couverture : Andrew Ciscel, CC BY-SA 2.0, via Wikimedia Commons

Notes

  1. Laura Laker, « What do Highway Code proposals mean for pedestrians and cyclists? », The Guardian, 28 juillet 2020. NdT

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9 réponses

  1. Sante dit :

    Merci pour ce partage et ces traductions toujours très riches et justes.

    Je me demandais (cette question du partage étant posé pratiquement tous les jours autour de moi, y compris dans mon travail – je suis urbaniste) si cette éternelle ambiguïté (apparente) ne vient pas juste de la méconnaissance du code de la route, qui autorise bien les cyclistes à rouler sur le même espace que les automobilistes (la route, en fait), quand il n’y a pas de piste ou que le passage sur celle-ci n’est pas obligatoire. De plus, les cyclistes sont même autorisés à rouler à deux de front…

    La seule nuance que je vois dans la question du partage est celle qui vient du fait que les cyclistes doivent « occuper le côté droit de la route », ce qui, si les automobilistes veulent respecter les 1,5m de distance lors d’un dépassement sans attendre qu’il y ait suffisamment de place sur la voie de gauche, leur impose souvent d’attendre « derrière le vélo » (notamment en ville). La nuance qui amène toujours à un débat est que – par exemple – tous ceux qui enseignent dans les vélo-écoles disent systématiquement qu’il faut « occuper la route », soit se placer bien au centre, pour que justement la voiture derrière attende qu’il y ait suffisamment d’espace pour doubler en occupant la totalité de la voie de gauche.

    La route vers le partage est bien longue… Et passe certainement par un renversement de paradigme, comme le dit bien cet autre article : https://beyondtheautomobile.com/2020/10/21/what-is-a-bicycle-street/

    Merci !

    • Bonjour,

      Le CDR prévoit que le cycliste peut quitter la droite de la chaussée si sa sécurité n’est plus assurée. Je pense notamment à la zone d’emportièrage.

      Je vous rejoins sur le fait que une majorité de rues en ville ne permettent pas à un automobiliste de doubler un cycliste en respectant le mètre d’écart.

      • C’est l’article R412-9 dont voici l’extrait-clé :

        Sur les voies où la vitesse maximale autorisée n’excède pas 50 km/ h, un conducteur d’engin de déplacement personnel motorisé ou de cycle peut s’écarter des véhicules en stationnement sur le bord droit de la chaussée, d’une distance nécessaire à sa sécurité.

  2. V-LO dit :

    Merci Jeanne pour cette traduction.
    Je me fais tous les jours ce genre de réflexions, quand, tous les jours, je me fais klaxonner rue des Murlins (dans la portion qui longe la cité Coligny, où la piste cyclable est facultative) PARCE QUE je suis sur la route et que je gêne les automobilistes qui veulent aller plus vite, beaucoup trop vite, et qui exigent que je serre le caniveau pour me dépasser alors qu’une voiture arrive en face.
    Tous les jours également, je me fais klaxonner par des automobilistes à Saran et ailleurs PARCE QUE je suis sur la route, et PARCE QUE que je me déporte pour contourner les chicanes que -je ne comprends pas moi-même !-, je ne parviens pas encore à survoler.
    Tous les jours donc, je me fais klaxonner, menacer, insulter, intimider, mettre en danger, PARCE QUE je suis sur la route, à ma place, PARCE QUE je suis à vélo.
    Tous les jours, je me prends à rêver que ces automobilistes, qui, depuis le confortable habitacle de leur auto, m’expliquent comment je dois rouler à vélo, prennent une seule fois dans leur vie leur biclou et s’appliquent les conseils absurdes et dangereux qu’ils me donnent. Mais il est peu probable que ce jour arrive…
    Alors parfois, je m’amuse à klaxonner (dans ma tête en fait 😉 ) quand je suis ralenti par les autos qui, elles, doivent laisser passer un bus (rue des Murlins) alors que j’aurais pu gagner 5 secondes au moins si elles n’avaient pas obstrué mon chemin.

    • Merci pour ce commentaire qui se suffit à lui-même.
      J’ajouterais simplement qu’en direction du nord, cette partie de la rue des Murlins débouche sur un carrefour entièrement régulé par le régime de la priorité à droite, ce qui montre toute l’inconséquence des bagnolard(e)s qui jouent de l’accélérateur en ville…

    • C’est pour aller au pôle 45 ?
      Il faut emprunter le chemin proposé par la vélorution 🤗

      • Le cortège est passé le long de la cité Coligny rue des Murlins… mais en groupe, ça change tout !
        D’ailleurs, à l’origine, l’idée était de remonter la rue du Parc (parallèle).

      • V-LO dit :

        Ah, merci Yann, j’avais vu et j’ai même essayé ! 😅 Oui, je rejoins le Pôle 45. J’ai même suivi tes suggestions d’un précédent post, mais je trouve que la rue du Parc n’est pas pratique car très cahoteuse du fait des travaux, et surtout, il faut encore et toujours rattraper la rue des Murlins.
        En prenant la rue du Parc dans sa dernière portion, on arrive rue des Murlins, au croisement de la rue des 2 ponts, et ça nous oblige à gérer et couper 3 flux de bagnoles : les 2 sens de circulation de la rue des Murlins, dont une priorité à droite, et la rue des 2 ponts sur laquelle on s’engage pour tout de suite laisser la priorité aux véhicules arrivant sur notre droite. C’est de mon point de vue plus dangereux que de prendre la rue des Murlins depuis la rue des Murlins (entre médiathèque et Chàteaudun) ou le blvd de Châteaudun à la faveur d’un feu vert.

        Jeanne : oui, tout à fait, il y a les 3 ou 4 priorités à droite qui rajoutent du danger pour les cyclistes car les fous du volant nous doublent en arrivant à la priorité à droite, puis se rabattent sur nous quand ils tombent nez à nez avec une auto, car plutôt que de cabosser leur auto, ils préfèrent rouler sur un cycliste.
        C’est vraiment une zone hostile…

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