Trajet retour sous la neige à la nuit tombante en fixie à pneus cloutés — par Kent Peterson

Kent Peterson – déjà traduit ici et – nous raconte son trajet retour du 4 janvier 2009 à la nuit tombante et sous la neige. Près de 30 km en fixie. Publié originellement sour le titre très sobre de Tonight’s Commute, c’est un peu un récit d’avant les DailyObs. Ce court texte sans fioritures – presque modeste – raconte une expérience de vélotaf hors norme.

Tentative de reconstitution du trajet sur brouter.de.

Il n’a pas fait chaud aujourd’hui et la neige s’est mise doucement à tomber environ une demi-heure avant 17h, l’heure à laquelle Donald et moi fermons le magasin de vélos. Alors que je patiente pour tourner à l’intersection entre Ferdinand Street et Rainier Avenue, je constate que le trottoir est déjà recouvert d’une fine pellicule blanche. Les voitures sont empressées, leurs conducteurs espérant sans doute gagner leur course contre la météo, mais les flocons gagnent du terrain, ajoutant doucement de la patience sur les différents itinéraires.

Je n’ai pas le luxe de la vitesse et ne possède pas une illusion de maîtrise alimentée par l’OPEP pour me protéger ce soir. J’ai des pneus cloutés, des couches de laine sous une couche de nylon et un vélo à pignon fixe pour me ramener à la maison. C’est bien tout ce dont j’ai besoin.

Je quitte Rainier pour Alaska Street, une rue qui porte bien son nom ce soir. Dans le rayon légèrement bleuté de ma lampe frontale les flocons associés à ma lampe avant dessinent des arabesques lumineuses plus spéciales que les effets du même nom. Un flocon sur cinq milles se présente de face et se transforme en miroir éblouissant. Je me souviens du conseil de Jack Eason et je regarde l’obscurité plutôt que la lumière.

Le long du lac la neige n’en est plus vraiment, c’est presque de la pluie qui tombe. Mes roues tournent en silence, comme si une couche de crème fouettée absorbait tous les sons. Mais mes pneus cloutés ne dérapent pas, m’insufflant progressivement une confiance que les conditions ne semblaient pas garantir. Les fixies sont de fidèles compagnons, ils vous préviennent tout de suite quand vous risquez de perdre l’équilibre. Special Ed, le vélo que j’ai préparé pour des soirs comme celui-ci, s’en tient à l’évangile selon Saint-Clou. Nous rentrons chez nous.

La montée dans Colman Park offre des dizaines d’images parfaites mais mon appareil photo est bien emmitouflé sous mes vêtements, et le temps est trop froid et sombre pour prendre des photos. Seuls les yeux peuvent, à chaque coup d’oeil sur les côtés, capturer ces reflets luisants. Je croise un automobiliste sur la route dessinée « à la Olmsted« , je serre à droite en progressant lentement tandis qu’il négocie sa descente crispé sur le volant. Nous préférerions sans doute avoir la route pour nous seuls, mais nous rentrons tous les deux chez nous.

Après le parc et la vue plongeante sur le lac Washington, la descente est abrupte, je pédale lentement, mes jambes transmettant de la prudence aux roues1. Je monte sur le pont et file plein est.

Il doit faire 0 °C et le vent souffle du sud. Le pont flotte sur l’eau, et le long du parapet nord un simple muret sépare la piste cyclable des voies du trafic motorisé arrivant en sens inverse. Les poussées latérales dues au vent ont contraint les ingénieurs à ne pas prévoir un mur plus haut ce qui fait que même par temps sec, les phares des véhicules aveuglent les cyclistes circulant dans ce sens-là. Le ciel est bien couvert et il doit faire à peine plus de 0 °C sur le lac. Le vent transforme le grésil en aiguilles. Sous mon casque, je descends ma casquette à la Yehuda sur mes sourcils, sa visière formant un bouclier contre l’éblouissement et l’obscurité alentour.

Une légende amérindienne raconte que ce que nous appelons aujourd’hui Mercer Island repose sur le dos d’une tortue géante et qu’une nuit la tortue plongera. Ce ne sera pas pour ce soir, mais la tortue est toute blanche. Je longe l’extrémité nord de l’île, à nouveau reconnaissant à la topographie de me protéger des pires coups de vent. Hemingway avait compris que « It is by riding a bicycle that you learn the contours of a country best, since you have to sweat up the hills and coast down them. Thus you remember them as they actually are, while in a motor car only a high hill impresses you, and you have no such accurate remembrance of country you have driven through as you gain by riding a bicycle2. » J’ajouterais que vous n’avez pas besoin d’une roue libre pour apprécier la véracité de ce propos, et que les trajets quotidiens, effectués dans une grande variété de conditions, vous inculqueront une connaissance intime des facteurs topographiques et météorologiques.

Le East Channel Bridge est le dernier endroit où le vent me frappe de plein fouet car après la traversée vers Bellevue je sais que l’imposant massif de Cougar Mountain orientera le vent dans d’autres directions que celle que je prends. Le reste de mon parcours se situe un peu plus en altitude et la température baisse de presque un degré. Les flocons sont à nouveau gros et blancs et de forme hexagonale.

Je grimpe en traversant Factoria puis les rues pavillonnaires au nord de Cougar Mountain jusqu’à Newport Way. Newport est une longue et douce descente dans Issaquah, mon échauffement du matin et ma récompense du soir3. C’est particulièrement vrai ce soir, sur la route toute blanche j’aperçois furtivement un autre voyageur, un coyote en maraude.

Je suis arrivé. L’inquiétude de Christine se change en sourire quand elle me voit passer la porte. La neige est partout, déposée en couche bien épaisse dans la rue, et sur près de trois centimètres sur mon casque et ma veste. Une longue embrassade, un plat chaud, des vêtements chauds et une boisson chaude, tout cela remplace le froid humide qui avait testé chaque défaut de ma cuirasse (presque) tout-temps.

C’est bon de pédaler et c’est bon d’être à la maison.

Bonus

Quelques photos des lieux traversés par Kent Peterson…

L’intersection par laquelle commence le trajet retour de Kent Peterson.
Le « pont sur l’eau » (en fait deux ponts distincts) qui relie l’est de Seattle à Mercer Island (en arrière-plan). La piste cyclable est tout à gauche sur le Homer M. Hadley Memorial Bridge.
Le East Channel Bridge (avec Downtown Seattle en arrière-plan à gauche).

… et un clin d’oeil :

Photo prise à Seattle au Green Lake Park le 21 décembre 2008 et intitulée The easiest way to commute. 🙂

Crédit photos :

Notes

  1. Rappelons que sur un vélo à pignon fixe, on ne peut pas cesser de pédaler tant que les roues tournent. NdT
  2. Traduire Hemingway ? Non quand même pas. A priori le texte dont est extrait ce passage est disponible, en traduction française, à la médiathèque d’Orléans. Reste plus qu’à récupérer le livre. NdT
  3. Un collectif de riverains milite pour l’aménagement de trottoirs et d’une piste cyclable sur cet axe. Voir le site très bien fait du Newport Way Sidewalk Committee. NdT

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2 réponses

  1. janpeire dit :

    Très beau récit, merci de la découverte et du partage.

    • Ce Kent me fait penser à toi par certains côtés.

      Dans une interview de 2014, à la question « What are the best parts of being a blogger? » il répondait :

      « What I love is the full creative control. If I don’t have something to say, I don’t say it. If I want to post in haiku, I can. »

      😉

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